Comment rendre l’autre folle

L’histoire d’un couple, des premiers émois à la rupture, quoi de plus banal ? La relation qui se dégrade au fil des chapitres souligne l’aspect insidieux que la violence peut avoir dans l’intime. Et pourtant le livre de l’écrivaine américaine Carmen Maria Machado ne ressemble à aucun autre. Non seulement parce qu’il évoque la maltraitance au sein d’un couple lesbien, mais aussi et surtout par sa construction. Chaque chapitre renvoie à un paradigme, autrement dit : tout ce qui arrive à l’autrice-narratrice fait partie de mécanismes connus du psychisme humain. Une multitude de facettes pour donner à voir l’in(dé)montrable : la violence conjugale au féminin.


Carmen Maria Machado, Dans la maison rêvée. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen. Christian Bourgois, 380 p., 22,50 €


Carmen Maria Machado souligne dans le prologue l’absence d’archives concernant la maltraitance entre homosexuels et s’intéresse à l’étymologie du mot « archives », qui viendrait selon Derrida (mais les linguistes ne sont pas unanimes) du grec « archeion », « la maison du maître » (même origine que le terme « archonte »). Il s’agit donc pour l’autrice de poser la première pierre de l’édifice. Il sera question de femmes et d’une maison, univers clos et familier, lui-même souvent associé au féminin.

Carmen rencontre une femme et en vient à partager avec elle une maison. Cette femme quitte sa compagne du moment pour Carmen. Les premiers temps sont pleins d’étreintes, d’excursions et de belles retrouvailles, mais il y a une ombre au tableau : jalousie possessive, menaces verbales. Carmen est tour à tour l’objet du désir et du rejet violent de son amie. Les accès de violence sont suivis de déni ou d’accès de tendresse, amenant la victime à se perdre dans le doute (a-t-elle tout imaginé ?) et la peur (quand s’en prendra-t-elle à nouveau à elle ?). Elle finit par sortir de cette relation toxique, non sans peine. « Bien des années plus tard, j’ai écrit en partie ce livre dans une grange au cœur de la propriété de feue Edna St. Vincent Millay. Je ne savais pas encore que j’écrivais ce livre ; il me faudrait deux autres étés pour comprendre qu’il s’agissait d’un livre sur une maison qui n’en était pas une et un rêve qui n’en était pas un. »

Dans la maison rêvée, de Carmen Maria Machado

Carmen Maria Machado © Tom Storm

Dans la maison rêvée est un drame en cinq actes dont chaque scène fait écho à quelque chose que le lecteur connaît potentiellement, au moins par la fiction ou la théorie ; cela va des formes romanesques à des films ou des séries, en passant par des concepts scientifiques (le chat de Schrödinger) ou économiques (la théorie des biens communs). Aucun genre n’est écarté, sentimental, érotique, noir, policier, conte, fantastique, horreur, science-fiction. On croise Freddy (Les griffes de la nuit) et Alice au pays des merveilles, Star Trek et Mrs Dalloway. Le cadre de la maison se prête admirablement à la déclinaison des genres, donnant à voir des ébats dans la chambre, laissant deviner des bestioles dans la cave, sans parler de toutes les connotations littéraires et cinématographiques, telles que Rebecca (le roman de Du Maurier comme le film d’Hitchcock). La maison hantée y figure en bonne place, ainsi que tous les aspects les plus inquiétants d’un intérieur : la salle de torture, la prison. Dans le film Gaslight (Hantise en français), réalisé par George Cukor en 1944 d’après une pièce de théâtre, un homme cherche à rendre folle son épouse, y compris en manipulant et déplaçant des objets familiers. Carmen Maria Machado revient sur cet exemple de violence psychologique au sein d’un couple, si connu que le terme « gaslighting » est passé en anglais dans le langage courant (et il est largement utilisé en psychiatrie) ; pourquoi les mécanismes psychiques à l’œuvre, tels ceux décrits plus haut, seraient-ils différents dans le cas de deux personnes du même sexe ?

La question de la relation homosexuelle est à la fois au cœur du livre et à ses marges ; malgré l’existence de personnages de fiction homosexuels malfaisants (« le méchant queer de service »), hommes comme femmes, la violence dans un couple de personnes du même sexe est très rarement abordée. Les passages sur l’histoire judiciaire soulignent d’ailleurs l’incrédulité à laquelle se heurtent les rares victimes lesbiennes de violences psychologiques entendues par la justice américaine. Les amours saphiques suscitent des fantasmes, dont celui d’une relation sans violence. Y compris chez les lesbiennes elles-mêmes. Est-ce l’association quasi systématique de la violence avec la masculinité qui rend si difficile d’imaginer une femme maltraitant une autre femme ? Tout se passe comme si l’autrice tentait de prouver l’existence de quelque chose dont tout le monde doute, dont elle-même a douté, tâche d’autant plus difficile que la violence psychologique et le harcèlement moral ne laissent pas de traces tangibles : « Tu en viendras à regretter qu’elle ne t’ait pas frappée. […] La lucidité est une drogue au pouvoir enivrant, et tu en as été privée pendant près de deux ans, croyant que tu perdais la tête, croyant que c’était toi le monstre ».

La part autobiographique a son importance : Carmen Maria Machado est latino-américaine, élevée dans la foi chrétienne. Toute jeune personne amenant son ou sa petit.e ami.e dans sa famille pour la première fois ressent une certaine appréhension, qui peut être renforcée par les préjugés (homophobes, racistes ou autres) de l’entourage, mais ici la comparaison avec Roméo et Juliette (« amantes sous des étoiles contraires ») vient de la distance entre les lieux de travail des amantes, initialement perçue comme un obstacle infranchissable, et non d’une éventuelle hostilité familiale (malgré une tante passablement désagréable).

C’est aussi l’attitude désinvolte de la petite amie en question (passablement droguée le jour de la rencontre avec sa belle-famille) qui montre que quelque chose cloche. Ce va-et-vient entre la tragédie (Roméo et Juliette) et le gaguesque (Mon beau-père et moi) traverse le livre. La relation douloureuse ici décrite était une première relation homosexuelle pour Carmen, ce qui ne faisait rien pour lui donner de l’assurance. Dans la maison rêvée touche également à l’estime de soi : quelle place aux États-Unis, encore aujourd’hui, pour une femme qui n’est ni mince, ni blanche, ni blonde, ni sortie de Harvard ? Et lesbienne avec ça. Être choisie comme petite amie justement par une blonde de quarante-huit kilos qui a étudié à Harvard, est-ce que cela rend épanouie (le nom de la ville où se situe la maison rêvée, Bloomington, évoque le mot « blooming », soit « épanoui ») ou est-ce que cela renforce le sentiment de ne pas être à la hauteur ?

Dans la maison rêvée, de Carmen Maria Machado

Il y a plusieurs voix dans ce livre singulier, le « je » de l’essayiste et le « tu » de la victime. L’utilisation de la deuxième personne fonctionne particulièrement bien dans le passage qui parodie un « livre dont vous êtes le héros », donnant au lecteur l’illusion d’avoir un choix. Ce qui semble très fragmenté fonctionne en réalité avec des échos (le déjà-vu, entre autres), des symétries, tout un réseau de références (les contes de fées, par exemple) qui irrigue l’ouvrage. Carmen Maria Machado n’hésite pas à évoquer ses tâtonnements dans l’écriture : « Tu as l’impression d’enchaîner les idées comme on sauterait du coq à l’âne tout en cherchant une ligne directrice. Tu sais que si tu les fracasses, les repositionnes, les effeuilles, si tu démontes leurs mécanismes, tu auras accès à leurs vérités comme jamais auparavant. […] Tu ne te résous pas à dire ce que tu penses, au fond : j’ai désagrégé la forme de la nouvelle parce que je me désagrégeais moi-même et que je ne savais pas quoi faire d’autre ».

De ces fragments Carmen Machado a su faire un ensemble solide, qui démontre sans en faire étalage une connaissance large de la culture mainstream comme de la culture queer, de la fiction comme de la non-fiction. « Ce n’est pas être radical que de signaler que les individus à la marge doivent être meilleurs que celles et ceux appartenant au courant dominant, qu’ils ont deux fois plus à prouver. Lorsque vous essayez de convaincre les gens de votre humanité, vous ne révélez rien d’autre que votre humanité. Votre nature fondamentalement complexe. » Jouer avec les formes et les lieux communs de la culture du plus grand nombre, les appliquer à une expérience queer, c’est abolir une frontière : la violence conjugale n’est pas réservée aux couples hétérosexuels. La métaphore architecturale filée dans le livre indique aussi que les châteaux en Espagne et autres châteaux de cartes sont des fictions nourries du réel, que les bâtiments que nous habitons charrient tous un imaginaire, que la psyché humaine, le « palais de l’esprit », se construit autant à partir du vécu qu’à partir des créations d’autrui, lues, vues ou entendues.

De même qu’un patchwork n’est pas un assemblage aléatoire de tissus, ni une mosaïque un alignement arbitraire de fragments colorés, le livre de Machado n’est pas un catalogue. C’est un assortiment doublé d’un exercice de style (il y a même un lipogramme) : lier chaque chapitre à un élément de culture mainstream était peut-être initialement une contrainte formelle dans le projet d’écriture, mais cela permet à l’autrice de rapprocher son expérience d’une multitude d’autres expériences humaines, ce qui est une manière de témoigner quand les faits ne peuvent être prouvés. De déjà vu en déjà vu, la violence entre homosexuels quittera peut-être un jour les limbes, les marges, le non-dit. « Je me plais à imaginer que j’inviterai un jour de jeunes queers à venir prendre le thé et à partager un plateau de fromages tandis que je leur prodiguerai mes conseils. Voici ce que je leur dirai : vous pouvez être blessés par des gens qui vous ressemblent. Non seulement c’est possible, mais cela se produira selon toute vraisemblance car le monde est rempli de gens blessés qui blessent d’autres gens. La culture dominante a beau vous considérer comme des anomalies, cela n’empêche pas que vous ne soyez banals à pleurer. » Ce qui correspond à l’épigraphe de l’ouvrage : « Si vous avez besoin de ce livre, il est pour vous. » Un livre bien servi par une traduction d’Hélène Cohen, qui parvient à restituer les multiples références culturelles, pour tous ceux et toutes celles qui sont prêtes à essayer de regarder la Gorgone, de comprendre ce qu’est l’emprise psychologique d’une personne sur une autre.

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