L’écriture cosmographique d’Avrom Sutzkever

La parution d’Heures rapiécées, ensemble de textes du poète Avrom Sutzkever, né en Lituanie en 1913 et mort à Tel Aviv en 2010, traduit du yiddish et présenté par Rachel Ertel, n’a sans doute pas encore à ce jour révélé toute sa puissance vibratoire, tant les ondes de choc de cette poésie sont difficiles à canaliser dans l’actualité du commentaire. Cet ensemble de plus de 500 pages représente en soi une audacieuse et généreuse entreprise éditoriale, un geste traductif d’une portée capitale, tant le sentiment d’avoir affaire à l’un des grands poètes du XXe siècle, un frère d’âme d’un Valéry, d’un Milosz, d’un Pasternak ou d’un Mandelstam, émane à l’évidence de la lecture.


Avrom Sutzkever, Heures rapiécées. Poèmes en vers et en prose. Trad. du yiddish et présenté par Rachel Ertel. Avant-propos de Patricia Farazzi. L’Éclat, 592 p., 30 €


Sutzkever n’est certes pas un inconnu en français. Il figure depuis 1971 dans l’anthologie de poésie yiddish Le miroir d’un peuple de Charles Dobzynski (Gallimard), dans les extraits de la poésie de l’Anéantissement traduits par Rachel Ertel dans son essai Dans la langue de personne (Seuil, 1993), de même que dans les poèmes publiés à leur suite par la revue Po&sie en 1994. Les poèmes en prose regroupés dans le volume Où gîtent les étoiles, parus dès 1988 (Seuil), furent à l’époque un événement littéraire et ont permis l’accès en français aux textes saisissants d’Aquarium vert, traduit par un collectif sous la direction de Rachel Ertel, qui en rédige la préface, plaçant l’œuvre sous le signe métaphorique de l’Atlandide, ce « continent englouti » qui désigne pour elle à la fois la réalité de l’extermination et la problématique survivance des textes yiddish, qu’il faut soustraire à l’occultation culturelle.

Heures rapiécées : l’écriture cosmographique d’Avrom Sutzkever

Avrom Sutzkever, photographie familiale © D.R.

Les hommages à l’occasion de la disparition puis du centième anniversaire de la naissance de Sutzkever, en 2013, ont conféré une nouvelle visibilité à une œuvre protéiforme et de grande ampleur dans la durée ; ont paru alors son témoignage en prose rédigé à Moscou pour Le Livre noir dirigé par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Le ghetto de Wilno, traduit par Gilles Rozier et préfacé par Annette Wieviorka (chez Denoël), et (déjà) une retraduction d’Aquarium vert par Batia Baum, dans l’édition bilingue de la Maison de la culture yiddish, avec une postface de l’universitaire Heather Valencia, elle-même traductrice du poète en anglais.

Par ailleurs, des films, des tableaux, des œuvres musicales, des témoignages multiples ont été consacrés à Sutzkever, poète à l’égal d’un Paul Celan pour Rachel Ertel, mais aussi héros de la résistance dans le ghetto et les groupes de partisans des forêts lituaniennes, exfiltré par Moscou dès 1944 sur l’intervention des écrivains yiddish antifascistes ainsi que de Boris Pasternak et d’Ilya Ehrenbourg. Témoin au tribunal de Nuremberg après avoir rejoint Wilno dès sa libération par l’Armée rouge, il est l’un des premiers juifs à parler à la barre au nom de la collectivité exterminée. Son témoignage, qu’il voulait délivrer en yiddish mais qu’il a finalement dû prononcer en russe, a été également traduit en français par Gilles Rozier, pour la revue Europe.

Par conséquent, la réception de l’œuvre se sépare difficilement de la vie tumultueuse de celui qui, quittant l’Europe en 1947, participe en outre à la complexe continuation de la culture yiddish en Israël, où il crée la revue Di Goldene Keyt (« la chaîne d’or ») : le nom évoque l’écrivain I. L. Peretz, la nécessité vitale de la transmission jointe à celle d’une haute exigence artistique en yiddish. Toute rencontre avec la poésie de Sutzkever est cependant d’abord une bouleversante expérience sensorielle, comme détachée de tout contexte, arrimée à la somptuosité de l’emploi de la langue yiddish, dont perdure l’éblouissement à travers la traduction, ainsi qu’en témoigne cette dernière publication, véritable sonde au sein du vaste et profond filon de l’œuvre originale.

Chacune des entreprises traductives de Rachel Ertel, ces dernières années, avait en soi quelque chose de prométhéen, en particulier depuis sa traduction du livre-somme de Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde (Denoël, 2012). Traduire Sutzkever représente malgré tout un défi sans précédent, une plongée en apnée dans un univers d’une extrême subtilité linguistique, où beauté et douleur, joie extatique et nostalgie lancinante se répondent comme les conséquences jumelles d’une même transgression : celle qu’accomplit jour après jour la parole du poète, en quête d’un commencement absolu analogue à celui de la Genèse, et d’une révélation poétique qui serait dévoilement cosmique, « apocalypse » au sens premier du terme.

Cette immersion hypnotique dans les recueils successifs d’Avrom Sutzkever donne au lecteur l’impression d’une trouvaille quasi « archéologique », celle de strates textuelles toujours plus complexes, d’où émerge un grand corps de langage dont on n’avait pas encore pris toute la mesure jusque-là. Heures rapiécées est constitué d’extraits choisis dans l’ensemble du corpus, présentés dans l’ordre chronologique, environ 400 poèmes dont certains étaient déjà traduits, par Rachel Ertel ou par d’autres, mais dont beaucoup étaient inédits en français. En outre, sont repris à la fin du volume les « poèmes en prose » ou « courts récits » publiés antérieurement.

Heures rapiécées : l’écriture cosmographique d’Avrom Sutzkever

Le parti pris de la traductrice, face à cette amplitude de l’œuvre, est de recourir à une certaine littéralité, qui préserve la très riche gamme lexicale et thématique du poète, sans vouloir restituer l’intégralité des procédés liés à l’emploi, au moins au début, de formes fixes. L’usage virtuose de la rime établissait d’ailleurs Sutzkever comme un « classique » parmi les jeunes iconoclastes de Yung Vilne (Jeune Wilno) ou de In Zikh (En soi), les « introspectivistes » américains qui le reconnaissent comme l’un des leurs. Sa modernité réside dans l’audace des images, l’originalité des correspondances, la singularité de son univers subjectif, et par ailleurs une totale liberté dans l’expérimentation formelle.

Les premières années de la vie du poète se déroulent en Sibérie, loin de tout carcan traditionaliste. Les images de la nature se gravent de façon indélébile dans son imaginaire, et impriment à sa poésie une vocation cosmographique, on pourrait dire presque cosmopoïétique. L’univers enneigé se révèle écran blanc, miroir réfléchissant apte à recueillir les signes d’une nature constamment en mouvement, vivante et créatrice, et surtout presque dénuée d’intervention humaine. Les traces sur la neige, le vol des oiseaux, le mouvement des arbres, la pousse des herbes au printemps, le rideau de la pluie, les levers et couchers de soleil ou de lune, tout respire, tout parle, et surtout tout s’inscrit, graphe hachuré sur la surface sensible du monde et de la conscience poétique.

L’image, chez Sutzkever, est ainsi bien plus qu’une matière colorée ou sonore, même en tant qu’élément d’une palette qui pourrait rivaliser avec les audaces visuelles d’un Chagall ou des surréalistes. Elle se constitue plutôt en idéogramme, langue reçue et réagencée, mais conservant un lien avec la forme signifiante, le dessin et l’abstraction ; le poète s’ouvre à la diversité des idiomes du monde, comme d’ailleurs à la diversité des formes de silences, il écoute, voit avec ses prunelles comme avec le bout de ses doigts, éprouve de tout son corps, et se fait lui-même support, source du langage et lieu de l’acte, visé par l’écriture, d’unification panthéiste. La métaphore clairement érotique du dard de l’abeille sauvage énucléant l’œil du poète, causant douleur et extase, « miel amer », est une constante parmi ces images liées à l’inspiration, reçue comme injonction, impératif absolu, au sens propre question de vie ou de mort. Vie : l’avalanche neigeuse causée par l’enfant dévalant la pente devant son père à qui il a demandé où finit le monde ; mort : le son « rouge » du violon qui se brise lorsque le père est terrassé par un infarctus devant son fils de sept ans : « à ce moment / naquit en moi le poète. / je sentis / dans ma chair se tapir endormie une semence / qui porte en ses entrailles / une mission prédestinée. / […] et tout ce que je vois / est l’incarnation de mon désir. »

Pour rendre compte de cette graphie projective sans hiérarchie ni rhétorique inégalitaire, Rachel Ertel a fait le choix de supprimer les majuscules en français, cherchant ainsi à donner l’équivalent de la lettre hébraïque, lettre carrée, de forme simple mais connotant la révélation sinaïtique et les promesses de l’élection, ainsi que le rappelle le titre d’un recueil de 1968, Lettres carrées et prodiges : « je pose moi-même les mots en chemin vers moi-même / […] unique révélation : sang et mer et iambe / créés d’eux-mêmes – étrange réalité. »

On est frappé de constater la constance dans le réemploi de cette langue « idéographique » chez Sutzkever à travers le temps et l’incroyable diversité des expériences. C’est ce même noyau de certitude vitale au sein d’une mort quasi vécue qui imprègne les poèmes les plus étonnants de la période du ghetto, où il ne cesse d’écrire, malgré la disparition de ses proches et la menace permanente : l’un de ses poèmes les plus célèbres, « dans la fosse à chaux », reprend une scène racontée dans son témoignage sur la vie au ghetto : fuyant, blessé, l’un de ses bourreaux, le jeune homme tombe dans une fosse où le rouge du sang se mêle au blanc de la chaux, faisant de son corps un poème en image, une « illumination », un graphe coloré renvoyant à son modèle cosmique : « et de mon corps coulent en rubis liquides /gouttes ruisseaux, / en vers sinueux, en chants / et enracinant dans la chaux le sourire rose d’un soleil couchant.[…] le plus beau des couchers de soleil par moi seul créé ».

Heures rapiécées : l’écriture cosmographique d’Avrom Sutzkever

Avrom Sutzkever « partisan » © D.R.

Au cœur d’un des moments historiques les plus sombres du XXe siècle, le poète se persuade ainsi que la poésie est le seul moyen de rester en vie, au sens métaphorique comme au sens le plus concret du terme. Lorsqu’il s’agira de prendre poétiquement la mesure de la catastrophe pour celui qui a eu la « chance » de survivre, c’est cette même grammaire élémentaire, faite de mots-images cosmiques, qui est à nouveau convoquée pour contrer le désir de mort qui s’empare du survivant. C’est désormais la mémoire qui s’assimile à une « partie » du monde, qu’elle soit « cerise du souvenir » ou « pelisse » d’animal sylvestre.

L’un des derniers poèmes de l’anthologie, intitulé « une plume tinte dans l’espace », invoque quant à lui un être mystérieux, « miraculeux » dont le poète voudrait se proclamer l’héritier : « me persuader que je comprends / ton alphabet d’herbes, / qu’entre herbe et herbe / tu as déposé le silence, / pour moi seul afin que je sois le gardien / dans l’entre-herbe de tes biens. » Renvoie-t-il à la cosmogonie créative du poème « herbe et homme » ?

« le créateur de l’herbe/ est l’herbe seule. / le créateur est seul, seul, / seule est la solitude. / celui qui a créé l’herbe / a créé en même temps / la main qui écrit ces vers »

Ou bien au poème « broussailles », dont « l’alphabet épineux », gravé à même les rochers du Sinaï, rend « insignifiants et muets […] les arpenteurs de mots et leurs modeleurs », et où se pose avec acuité la question de l’appartenance et de la délégation de la parole au sein même de l’équivalence entre les différents espaces-temps de la vie du poète ?

« peut-être que mes lèvres leur appartiennent à eux – dans l’herbe, / mon ouïe est en quête de la voix / oraculaire des morts. / broussailles miennes, agitées, illuminées par le vent / faites entendre la voix vivante, bégayante de ma rue. »

Ou encore au poème « résurrection », écrit à Moscou en 1945 ?

« un seul, d’une voix jamais entendue / telle la floraison d’une forêt m’a / appelé languissante : délivre-moi prédestiné / qui es-tu pour me faire entendre ton commandement ? / en langue d’herbe il m’a répondu : dieu… / jadis dans ta parole je vivais. »

Sutzkever est ici, et de façon peut-être paradoxale, au plus proche du Celan de Strette, avec qui il partage tant d’images élémentaires, et qu’il évoque dans son poème « paris 1988 » :

« un autre saute du pont, pour quelle raison ?

son manteau léger telle une voile dans les remous.

des policiers grotesques sifflent tels des trains.

Personne ne sait que l’homme noyé est paul celan. »

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