C’est à un projet d’importance que s’attellent les éditions des Syrtes : publier l’intégralité des récits de Gueorgui Demidov, ancien détenu du Goulag mort en 1987, auteur d’une œuvre riche et méconnue sur l’univers des camps. Le coup d’envoi vient d’être lancé, avec la réédition d’un premier volume de textes déjà paru en 1991. Deux volumes de récits inédits en français suivront, traduits par Luba Jurgenson et Nicolas Werth. L’œuvre littérairement ambitieuse de Demidov offre un passionnant contrechamp aux Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov.
Gueorgui Demidov, Doubar et autres récits du Goulag. Trad. du russe par Antonio Garcia, Alexandra Gaillard et Colette Stoïanov. Préface de Luba Jurgenson. Postface de Valentina Demidova. Éditions des Syrtes, 288 p., 22 €
Jeune et brillant scientifique, Gueorgui Demidov travaillait dans le laboratoire de l’institut de physique de Kharkov auprès du grand physicien Lev Landau quand, en 1938, il fut arrêté comme tant d’autres citoyens soviétiques lors de la Grande Terreur. Condamné à huit ans de camp pour « crime contre-révolutionnaire » dans le cadre d’une accusation de « terrorisme trotskyste » forgée de toutes pièces, il est envoyé à l’extrême est de la Russie, dans un camp minier de la Kolyma, cette région de terrible mémoire, qui abrite l’un des plus vastes réseaux de camps de l’URSS.
À la Kolyma, Demidov invente un procédé de recyclage des ampoules électriques qui s’avère précieux pour l’économie des camps, mais il écope d’une nouvelle peine de dix ans en 1946. Dans un état d’épuisement extrême, il est admis à l’hôpital de Debine, où il se lie d’amitié avec Varlam Chalamov. Frappé par la force morale qui émane de Demidov, Chalamov le prendra plus tard pour modèle de l’un de ses récits, « La vie de l’ingénieur Kipreïev ».
Demidov est ensuite envoyé dans de nouveaux camps. À sa libération, après quatorze ans de détention, il travaille comme ingénieur dans une usine d’Oukhta, en Sibérie occidentale. Il s’agit désormais pour lui, comme il l’écrit dans une lettre, de « déployer tous [ses] efforts pour que sa carrière prenne une tournure descendante », afin de se consacrer à l’écriture, c’est-à-dire à la mise en pleine lumière de ce qu’a été l’enfer du Goulag.
En 1965, Demidov retrouve par hasard Chalamov, qui le croyait mort, et correspond avec lui pendant deux ans. Contre toute attente, leur échange de lettres (qu’on peut lire en russe sur le site Chalamov) prend un tour assez conflictuel, du fait de leurs divergences de vues littéraires. Demidov tolère difficilement la posture de mentor que tend à adopter Chalamov et les malentendus s’accumulent. Les textes de Demidov commencent à circuler en samizdat, mais il refuse d’être publié à l’étranger.
Valentina Demidova, sa fille, raconte dans la postface que l’écrivain reçoit un jour la visite d’un membre du KGB qui tente vainement de le persuader de changer de sujet. En 1980, simultanément dans cinq villes d’URSS, les manuscrits de Demidov sont confisqués par le KGB. Valentina Demidova obtiendra leur restitution en 1988, un an après la mort de son père, qui n’aura vu hélas aucun de ses textes publié de son vivant. Le recueil Doubar et autres récits du Goulag paraît en France en 1991 (aux éditions Hachette), mais pas en Russie, où la fin de l’URSS a entraîné la disparition de l’éditeur prévu. Les œuvres de Demidov n’y seront publiées qu’à partir des années 2000, par les éditions Возвращение (Le Retour), spécialisées dans la publication des écrits des anciens détenus des camps. Elles comprennent en russe trois volumes de récits et nouvelles sur l’univers du Goulag, et un roman à la première personne inachevé, dont les premiers chapitres se déroulent pendant la Première Guerre mondiale et la guerre civile.
Tous les rescapés des camps qui prennent la plume plus ou moins clandestinement en URSS dans les années 1960-1970 ont conscience, quelle que soit la forme littéraire qu’ils adoptent, que leur œuvre contribue à écrire une histoire du Goulag qui a été pour l’essentiel passée sous silence. La première nouvelle du recueil se déroule avant la guerre, au moment où « la férocité du régime Ejov se faisait encore sentir dans les camps, et où les prisonniers n’avaient officiellement droit à aucun jour de congé dans l’année ». La deuxième nouvelle note chez les prisonniers de droit commun un changement d’état d’esprit après la guerre : initialement considérés comme un « élément socialement proche », contrairement aux politiques qui étaient les véritables « ennemis du peuple », ils peuvent désormais eux aussi « écoper jusqu’à vingt-cinq ans de travaux forcés », si bien que l’attente des Américains devient « l’orientation politique de la plupart des truands », et qu’un détenu réfractaire au travail peut déclarer : « j’attends Truman ! ».
L’ambition historique culmine dans le dernier récit, qui reprend les choses à la racine en envisageant l’énigme du déclenchement de la Grande Terreur de 1937, perçue depuis le milieu des juristes : un tout jeune procureur (la mobilité sociale bat tous les records pendant les purges), plein d’une foi naïve dans la nouvelle « légalité socialiste », se rend à Moscou pour alerter des abus du NKVD l’orchestrateur des grands procès en personne, Andreï Vychinski. Le lecteur sortira de ce récit instruit non seulement du passé menchevik de Vychinski, mais aussi des moindres nuances de la terminologie répressive, ayant appris à distinguer un « SVE » (« élément socialement nuisible ») d’un « SOE » (« élément socialement dangereux »).
Difficile, lorsque l’on raconte le Goulag, de se cantonner au point de vue des victimes ; aussi Demidov reconstitue-t-il avec une remarquable acuité d’analyse la logique des gestionnaires des camps, qu’il s’agisse du fonctionnement des « archives numéro 3 », où sont comptabilisés les décès, ou du problème des naissances dans les camps mixtes (dans un contexte où les relations amoureuses sont interdites, la direction surveille aussi le nombre des naissances pour des raisons toutes comptables, car « les enfant nés entre les barbelés sont élevés dans des orphelinats financés par l’administration du camp »).
L’œuvre de Demidov garde aussi la trace de la langue du camp, dominée par l’argot des détenus de droit commun : le titre de la nouvelle « Doubar », que les traducteurs ont décidé de conserver tel quel, signifie « cadavre » en argot. Pas question du reste, pour le survivant du Goulag, d’évoquer la mort de manière euphémisée. Demidov mentionne le cimetière d’un camp minier : « Dans l’une des baraques du camp des crevards, situé tout près du cimetière, on retrouva des restes de soupe avec des débris d’ossements humains. Or, les appels journaliers prouvaient que les détenus du camp étaient bien au complet. Il ne s’agissait donc pas de simple cannibalisme, mais de nécrophagie ». On ne peut guère passer à côté de la dimension testimoniale puissante de l’œuvre de Demidov. Néanmoins, à qui n’aurait jamais lu les écrits des rescapés du Goulag, on conseillera de commencer, plutôt que par les nouvelles de Demidov, par le récit admirablement limpide qu’a fait de sa propre expérience, depuis le moment de son arrestation jusqu’à celui de sa réhabilitation, Evguenia Guinzbourg dans ses Mémoires en deux volumes, Le vertige et Le ciel de la Kolyma (traduits par Geneviève Johannet, Seuil).
Si Demidov a choisi d’écrire non pas une autobiographie ou des mémoires, mais des récits et des nouvelles, ce n’est pas seulement pour évoquer diverses figures de l’univers du Goulag (politiques, droit commun, gardiens, détenues), c’est aussi pour donner libre cours à son talent de conteur hors pair. Quel que soit le moment d’effroi ou d’infime résistance intérieure qu’éprouve le lecteur en ouvrant ce genre d’écrits, il sera bientôt captivé par les narrations savamment construites de Demidov. Tendues comme des ressorts depuis leur amorce jusqu’à leur fin, elles sont fidèles à la vocation très ancienne de la nouvelle, qui est d’évoquer l’insolite, d’où la surreprésentation dans le recueil des artistes (le peintre Bacille, obsédé par l’idée de peindre un tableau qui dirait la vérité du Goulag, le ténor Lokchine, qui tire profit de son talent en chantant pour les notabilités du camp), des psychopathes (le soldat Guizatouline, pris d’une frénésie meurtrière), ou des défenseurs chevaleresques de la légalité socialiste (le procureur Kornev, qui tente d’alerter Vychinski d’une infiltration « contre-révolutionnaire » au sein même du NKVD). Le fait d’écrire sur le Goulag n’exclut chez Demidov ni l’humour ni l’ironie. Même la première nouvelle, « Doubar », au ton plus méditatif et plus intime, dans laquelle le narrateur se voit contraint d’enterrer le cadavre d’un enfant mort-né, interroge avec une certaine distance ironique le stéréotype voulant, depuis Shakespeare, que les fossoyeurs soient enclins à philosopher.
Lorsque Luba Jurgenson et Nicolas Werth auront achevé leur travail de traduction et d’édition des récits de Demidov, le lecteur français pourra faire dans toute son ampleur le parallèle entre ces « récits de la Kolyma » et ceux de Varlam Chalamov. On perçoit déjà certaines lignes de convergence et de fracture. Demidov et Chalamov optent tous deux pour un témoignage disséminé dans une mosaïque de récits, qui tantôt se font écho, tantôt sont hétérogènes du fait de leurs dispositifs narratifs. Ils ne se contentent pas d’évoquer le sort des « politiques », mais cherchent à montrer la diversité humaine du Goulag. Une vive admiration réciproque a existé entre les deux hommes : dans Les années vingt, Chalamov désigne Demidov comme « l’homme le plus honnête et le plus intelligent que j’aie rencontré dans ma vie ».
Néanmoins, si dans son œuvre Chalamov, en quête d’une « nouvelle prose », adopte une position de contestation de l’institution littéraire, Demidov reste confiant dans les pouvoirs du récit et dans les formes littéraires de la tradition. Certains récits comme « L’amok » ou « Deux procureurs » ont un caractère romanesque affirmé ; Chalamov invite au contraire Demidov dans une lettre à couper « tout ce qui est de l’ordre de la fictionnalisation, de la littérarisation ». Les deux anciens détenus ne portent pas le même regard sur le monde des prisonniers de droit commun : dans la section des Récits de la Kolyma intitulée « Essais sur le monde du crime », Chalamov déconstruit les stéréotypes littéraires qui donnent une image romantisée de la pègre, alors que Demidov brosse avec sympathie dans « L’amok » un portrait haut en couleur de « Déesse », la maquerelle des détenues de droit commun. Le narrateur de l’une des nouvelles de Demidov inscrit son questionnement moral dans le droit fil de Résurrection de Tolstoï ; « Le gant » de Chalamov se termine par une déclaration sans appel : « Se souvenir du bien pendant cent ans, et du mal pendant deux cents ans. Je me distingue en cela de tous les humanistes russes du XIXe et du XXe siècle ». Les œuvres de Demidov et de Chalamov s’éclairent à merveille mutuellement, et l’on perçoit mieux, après avoir lu Demidov, sur quels refus majeurs se construit l’œuvre de Chalamov.