Mike Brant avant sa fin

Dans Si maintenant j’oublie mon île, Mike Brant n’est pas le héros d’un banal biopic comme on a pu en lire sur « Cloclo » ou quelques autres. Et plutôt qu’un (premier) roman, le texte de Serge Airoldi, adressé à Moshé Brand, le premier nom du chanteur, s’apparente au poème élégiaque, ou encore à l’essai. Brand, en yiddish, c’est le feu. De feux comme de destruction, il est souvent question dans ces pages ouvertes sur le Temps et sur le monde.


Serge Airoldi, Si maintenant j’oublie mon île. Vies et mort de Mike Brant. Éditions de l’Antilope, 160 p., 17 €


De Mike Brant, on croit avoir tout dit en évoquant sa fin tragique : un jour de 1975, il se jette dans le vide, rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement de Paris. Dépression ? Chagrin d’amour ? Serge Airoldi laisse ce pathos aux magazines people. « Tu avais mal Moshé et ce mal est incurable », écrit-il.

Si maintenant j’oublie mon île. Vies et mort de Mike Brant, de Serge Airoldi

La pochette d’« Un grand bonheur » de Mike Brant en vinyle (1970) © D.R.

Le chanteur attirait les foules et faisait de belles audiences dans les émissions de télévision, celles de Maritie et Gilbert Carpentier, notamment. Comme C. Jérôme et Claude François, il était adulé par des jeunes filles qui imploraient des autographes, des photos, et qui hurlaient dans ses concerts. Mais de cette effervescence médiatique le narrateur parle à peine. Sinon, au début du roman, pour dire une époque, se rappeler un enfant du Gers fasciné par « Les envahisseurs », dont le doigt levé était le signe de reconnaissance. Sinon aussi pour réveiller la figure alors emblématique de Guy Lux, animateur qui captait la lumière portée par son nom, et aimait se vêtir de gris. Toute une époque, comme on dit. Un temps de relative insouciance, rythmée par « le fagot des chansons » sans profondeur des chanteurs populaires. C’est du moins l’apparence.

D’un homme important, les Touaregs disent qu’il « a de la cendre ». Lui, « sa famille avant lui et les générations qui l’ont précédé ont allumé un feu au même endroit, souvent ». Qui a vécu dans l’Europe des années 1930 n’est pas resté au même endroit bien longtemps. La cendre a d’abord été flamme et fumée. Les parents de Mike Brant sont de ces errants et fugitifs. Son père avait combattu chez les Partisans, aux côtés de l’Armée rouge ; sa mère était née à Lodz et avait survécu aux flammes d’Auschwitz. Moshé nait dans un camp à Famagouste. Un Livre blanc rédigé en 1939 pour éviter que les peuples arabes ne succombent aux sirènes allemandes limitait alors l’entrée des réfugiés dans ce qui s’appelait encore Palestine. Les survivants de la Shoah attendent derrière d’autres barbelés, dans d’autres baraques. Le narrateur résume la vie des parents : « S’être tu après la tuerie. S’en aller, s’en aller, là-bas – paroles sûres pour une fois sûres, de vivants. S’embarquer mais pour s’y taire. »

L’enfant grandit à Haïfa. Il ne dira pas un mot avant l’âge de cinq ans. Ce mot, ce sera « glace ». Non pas celle que l’on savoure, avec ses parfums divers, non, « mais la glace du froid sidéral, des cœurs, de la vie saisie. La glace pour qu’une conservation soit enfin possible ». La glace et le feu du nom qui de Brand deviendra Brant.

Si maintenant j’oublie mon île. Vies et mort de Mike Brant, de Serge Airoldi

Le Pan York, l’un des navires transportant des immigrants juifs illégaux vers Haïfa en 1947 © D.R.

Il commence très tôt à chanter, prend le pseudonyme de Sela (« rocher » en hébreu), monte des orchestres, reçoit quelques pièces d’or du Shah d’Iran après des concerts à Téhéran, connaît la gloire en France, comme il aurait pu la connaître aux États-Unis grâce à sa voix puissante. On s’arrête là. Vie brève. Elle se termine à vingt-huit ans, comme celles de Hendrix, Cobain ou Amy Winehouse se sont achevées à vingt-sept.

En sous-titre de son roman, Serge Airoldi a écrit « Vies ». Quel est ce pluriel ? Celui des lieux traversés par les siens, vies d’un homme dont on ne voyait qu’un reflet sur le petit écran ou dans les magazines ? Airoldi tourne autour du mystère, usant souvent de l’interrogation, menant l’enquête dans cette rue Erlanger que, dans un tout autre registre, Jean Echenoz a décrite dans Vie de Gérard Fulmard. Un point commun pourtant : tous deux rappellent ce qu’un Sézille, séide de Louis Darquier de Pellepoix, le chef du Commissariat général aux questions juives, a voulu faire de ce nom de rue. Erlanger, qui avait découvert les Peintures noires de Goya, était un riche bourgeois d’origine juive allemande. Ce nom propre déparait dans le Paris de l’Occupation. Comme celui de Rachel, Mendelssohn ou Pereire. Airoldi le rappelle, comme il dit la permanence de la haine, à travers tout le livre.

Airoldi procède par digressions apparentes, par allusions, détours. La rue Erlanger longuement explorée, Chypre comme la Bavière, sont parmi les lieux de Mike Brant. L’île de Méditerranée est devenue cette terre revendiquée par des Turcs et des Grecs qui ont préféré la division, les barbelés et les villes abandonnées à un accord qui aurait permis un développement harmonieux. Une gare de Bavière, et surgit un terrible récit de Sebald dans De la destruction. Pöcking : Leni Riefenstahl y est morte en 2003. Elle avait adulé Hitler, quoi qu’elle en eût dit plus tard, dans des dénégations qui ne trompaient pas. Dans le roman, tout fait ainsi écho, le passé reste présent : « Voilà pourquoi nous ne dormirons jamais. Parce que le pire a eu lieu. Parce que le pire aura lieu à nouveau ». Et l’écrivain d’énumérer ces États qui, aujourd’hui encore, nient les crimes, ces États où « la cruauté et la bêtise oublieuse de l’homme se répandent ».

« Un grand bonheur », chantait Mike Brant, dont « Si maintenant j’oublie mon île » est un des vers, mais quel bonheur reste possible sur cette terre ? La tradition juive veut que les mariés brisent un verre à la fin de la cérémonie qui les unit. Ce geste rappelle, depuis la destruction du Temple, que le « bonheur ne saurait être complet et durable ». Verre brisé, corps brisé : un fil invisible les relie tout au long du roman.

Si maintenant j’oublie mon île. Vies et mort de Mike Brant, de Serge Airoldi

Ainsi, rappelant ce qu’endurèrent les victimes des pogroms de Russie, le narrateur se rappelle la lecture d’Histoire de mon pigeonnier d’Isaac Babel. L’écrivain d’Odessa avait été giflé par un de ces barbares antisémites. L’homme l’avait frappé en se servant d’un oiseau dont le corps avait éclaté sur le visage de l’enfant. Rentrant chez lui, taché du sang du volatile, il avait découvert le cadavre de Schoil, le poissonnier, des poissons enfoncés en lui, de façon obscène. On salit les corps, on les détruit, et Airoldi de rappeler celui de Pasolini sur la plage d’Ostie, ou ceux qu’avait vus, voire côtoyés, Zoran Mušič. Le peintre d’origine slovène avait choisi de vivre à Venise après avoir survécu à Dachau : « Ce n’est que par réaction aux horreurs que j’ai découvert mon enfance heureuse. Les chevaux, les paysages dalmates, les femmes dalmates, tout cela y était avant. Mais après j’ai pu le voir différemment. »

Dans l’une de ses vies, Mike Brant aimait peindre. Il connaissait aussi des peintres. Il n’appréciait pas beaucoup Dalí et sa manière, son goût de la mise en scène et de l’artifice. « La peinture a besoin d’hommes qui se noient », dit Bazaine cité par Airoldi. Est-ce que Mike Brant se noyait ? Cette adresse à un chanteur à succès, interprète de rengaines, a quelque chose de bouleversant. On le voit enfant mutique, chanteur à la Presley, ou encore matador rebaptisé « El de Chipre » ou « Moreno del Levante ». Autant d’habits, autant de vies. Toutes les références que l’auteur convoque donnent à cette existence brutalement brisée une densité, une intensité qu’une phrase semble résumer : « Je sais que le désastre prend toujours soin du moindre détail ».

Serge Airoldi tente de mesurer l’étendue de ce désastre qui dure. Il tourne autour, s’approche, comme on tente de le faire malgré une lumière trop vive. Il s’y risque : « J’essaierai de fouiller cette audace. Et aussi, comme à chaque tentative d’épuisement d’un réel, je te dirai, encore et encore, que nous n’écrivons jamais ce que nous voulons écrire, que nous n’écrivons qu’un vague mystère qui nous échoit, qui sait comment, qui sait d’où, de quelle source, de quel ruisselet. » Ce roman kaléidoscopique n’apporte pas de réponses. S’il y en a, où les trouver d’ailleurs ?

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