La diagonale du vide

Toujours se méfier d’un prénom ! Tugdual ou Tudal, Tudwal ou encore Tutuarn, du celte « tut », « favorable », et de « uual », « valeureux », le héros du Rapport chinois de Pierre Darkanian possède cette inébranlable estime de soi que lui ont transmise ses parents en le nommant d’après l’un des sept saints fondateurs de la Bretagne au VIe siècle. C’est cette confiance en lui qui va lui permettre d’affronter le vide sidéral personnel et professionnel qu’il va traverser. Et de triompher du doute qui l’effleure parfois, l’espace d’un instant.


Pierre Darkanian, Le rapport chinois. Anne Carrière, 297 p., 19,90 €


Tout commence par un rendez-vous dans le cabinet d’un chasseur de têtes où il ne se passe rien. Recruté néanmoins avec un gros salaire dans un grand cabinet de conseil international, Tugdual Laugier, qui a consciencieusement noté lors de son unique entretien les notions de design thinking et d’impertinence constructive, avec comme valeur phare la confidentialité, attend impatiemment qu’on lui donne du travail. Il attendra trois ans. D’emblée, Pierre Darkanian, dont c’est le premier roman, s’en donne à cœur joie pour traduire les sentiments mitigés de son infortuné héros face à une situation absurde pour tout le monde, même pour lui. Tugdual « n’est pas un jambon », il s’interroge. L’auteur élabore alors, dans une – peut-être trop – longue partie, un festival de questions-réflexions-réponses que le jeune homme se pose, plus plates les unes que les autres. On est surpris de voir quelle richesse d’expression peut inspirer la banalité. Valsent les idées reçues, les clichés et autres poncifs dans le dialogue déterminé que Tugdual entame au bureau avec ses crayons, dans son monologue viril à table le soir avec sa fiancée, plus circonspect quand il se risque enfin dans les couloirs déserts de l’entreprise pour essayer de rencontrer quelqu’un : « de l’audace, encore de l’audace mon p’tit Laugier ».

Trois ans plus tard, une étude lui est enfin confiée par un dénommé Relot, un hurluberlu surgi de nulle part, qui s’annonce dans les couloirs par un « dididi-dadada » aussi retentissant que rare et s’autoproclame Monsieur Chine. Tugdual a 48 heures pour tracer les grandes lignes d’un projet qui doit révolutionner la collaboration commerciale entre la Chine et la France. L’entrevue est si brève que le malheureux n’en comprend « ni le thème, ni le but, ni le sens ». Rien ! Néanmoins, « ça bosse chez Laugier ! », il se lance. Avec le croissant-beurre et la baguette du matin comme idée de départ, le reste trouvé sur Wikipédia, une proposition de mille quatre-vingt-quatre pages de copié-collé sur Internet voit le jour en temps voulu. Elle comprend un résumé de l’histoire de la Chine ainsi que des courbes, des « graphes, des tableaux Excel, des statistiques plus ou moins reliés à la Chine » … « Grande puissance planétaire », augmentés d’un testing effectué dans une boulangerie du quartier, et de la recette des croissants français.

Le feu d’artifice allumé par Darkanian se déplace alors des mots à la construction du roman. La loufoquerie atteint un sommet quand le pavé de mille quatre-vingt-quatre pages que personne n’a lu à ce stade est oublié sur un coin de table dans le complexe désert de Chinagora (94140 Alfortville) au cours d’un déjeuner très arrosé avec le client M. Dong, « ding ding dong », comme le nomme finement Relot, et que, récupéré par la police des mœurs qui surveille le consultant pour ivresse et tapage nocturne sur la voie publique, il est transmis à la brigade des stups.

Le rapport chinois, de Pierre Darkanian : la diagonale du vide

Pierre Darkanian © Céline Nieszawer

Le rapport se balade. Son fatras indigeste vide de leur énergie tous ceux qui y touchent et qui tentent de savoir si c’est une plaisanterie, l’œuvre d’un cinglé ou, au cas toujours possible où ce serait un vrai rapport, s’il est fictif ou non. On apprend finalement que l’entourloupe n’a rien à voir avec la drogue, mais qu’elle est inspirée de la fameuse pyramide de Ponzi, reflet d’un univers où quelques crapules douées peuvent gagner des milliards sans offrir ni marchandises ni services et entretenir une foule de parasites crédules trop vaniteux pour avouer leur mise (quelle mise ?) une fois que le montage s’écroule. Les responsables en sortiront indemnes, la trop longue et surtout trop lente chaîne judiciaire se révélant parfaitement inapte et inepte en pareil cas.

De caricatures en développement méthodique de la quadrature du cercle, Pierre Darkanian fait preuve d’un réel talent. Son livre est un exercice de style brillant et drôle sur la mise en équation du vide. On peut se lasser de ses procédés systématiques, s’agacer d’un évident déséquilibre dans la progression du scénario, mais dans l’ensemble on rit. La prétention et la vacuité de quelques égos boursoufflés y sont raillées, bousculées, ridiculisées avec une rafraichissante férocité, sur un rythme qui faiblit d’autant moins qu’il tourne volontairement en boucle ; le côté caricatural des personnages contribue à la construction du livre. La révolte tardive de Mathilde, la douce fiancée, joue comme la fonction « pause » en plein bal de loufoques.

Quant au rapport chinois proprement dit, il est le procès impitoyable de la communication – « la com’ » –, de son cortège de termes abscons, son métalangage truffé d’anglicismes, chasse gardée de quelques happy few où les vrais anglicistes perdent leur latin. C’est aussi l’étalage de la multiplication stérile des procédures dans la police, la justice, les instances interministérielles, et du désarroi de quelques agents compétents qui font leur travail – ainsi de la commissaire de police Fratelli, la seule qui sera dessaisie de l’enquête. Le primo-romancier explore, voire épuise, avec une verve réjouissante frôlant allègrement la vulgarité, presque tous les travers de la société française moyenne actuelle confrontée au grand vide du cyberespace, au monde numérique et à son infini potentiel de manipulation. La gouaille du franchouillard qui-a-tout-compris y est étalée (« vous avez vu comment on les traite les Bridés : un peu de business, un peu de déconne, un peu de culture et le tour est joué »).

Ce premier roman déséquilibré sera pour beaucoup une lecture vivifiante. Mais qu’en sera-t-il de la suite ? Que donnera le prochain opus de notre insolent lutin en termes d’énergie, d’expression, d’inspiration ? Ce stimulant trublion ne sera-t-il que l’homme d’un one shot, comme diraient les publicitaires, cibles de ses joyeux délires ? Ne s’est-il pas épuisé lui-même dans ce premier exercice ? Les dysfonctionnements innombrables du millefeuille administratif de notre beau pays lui offriront-ils à l’avenir un champ d’observation suffisamment nouveau pour exploiter cette veine, aura-t-il quelque chose de plus à en dire, ou cherchera-t-il, arrivera-t-il avec le même bonheur, à se renouveler ? On ne peut que le souhaiter.

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