Témoins du génocide arménien

Sonya Orfalian, née en 1958 en Libye dans une famille de réfugiés arméniens, a recueilli des témoignages de survivants du génocide commis sur son peuple dans l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Évidemment, au moment des faits, ils étaient enfants. Serpouhi Hovaghian (1893-1976) était quant à elle une jeune femme de vingt-deux ans, très cultivée, lorsqu’elle subit la déportation et entreprit la rédaction d’un journal intime, en arménien et en français, aujourd’hui publié.


Sonya Orfalian, Paroles d’enfants arméniens, 1915-1922. Trad. de l’italien par Silvia Guzzi. Avec la collaboration de Gérard Chaliand, Joël Kotek et Yves Ternon. Gallimard, 222 p., 18 €

Serpouhi Hovaghian, Seule la terre viendra à notre secours. Journal d’une déportée du génocide arménien. Bibliothèque nationale de France, 144 p., 19 €


Arrachés à leur famille, ces enfants ont vécu des scènes abominables sans en rien comprendre. Ils ne disent, laconiquement, que l’essentiel : l’extrême violence. De ces petits récits sourd une incroyable souffrance. À la fin de la guerre, les enfants survivants sont recherchés par des organisations européennes et américaines puis regroupés dans des centres d’accueil, et ils retrouvent quelquefois un membre de leur famille. Ce sont quelques-uns d’entre eux qui s’expriment. Certains textes ont l’allure de petits poèmes en prose funèbres. Des contributions de Joël Kotek, Yves Ternon et Gérard Chaliand situent historiquement le génocide.

Sonya Orfalian, Serpouhi Hovaghian et les témoins du génocide arménien

Chasse aux Arméniens dans une rue de Trébizonde (1915), dans L’Illustration du 29 juillet 1916 © Collection particulière

Les Jeunes-Turcs craignent que les Arméniens fraternisent avec l’armée russe qui avance. De plus, la Porte cherche à loger les Mohadjirs, c’est-à-dire les Turcs qui fuient les régions perdues par l’Empire. Le nationalisme, accru par des conceptions panturquistes (réunion de tous les Turcs d’Asie), pousse aussi à l’épuration ethnique. Tout est soigneusement planifié. Il est décidé, en mars 1915, de vider les villages qui sont au nord du pays, et de déplacer la population vers la Syrie. Il s’agit donc d’une déportation-extermination, assortie d’une cruauté inouïe.

L’intrusion des soldats turcs dans les maisons s’accompagne de massacres, tout particulièrement des hommes valides. Ceux qui résistent les armes à la main sont même décapités, et leur tête, exposée. Les bébés sont cloués sur des branches. Des femmes sont violées en public, quelques-unes se jettent dans les ravins ou s’empoisonnent… Se jeter dans un puits n’est plus une solution, car ils sont remplis. Des fillettes et des femmes sont enlevées, converties et mariées. Ce qui fait que certains Turcs, comme l’ancien président Gül, islamo-conservateur, ont probablement une grand-mère arménienne.

Mariam, dix ans, a vu sa mère périr dans les flammes. Elle marche, en enjambant les cadavres, et mange des graines qu’elle trouve dans le crottin des chevaux. Seule la pluie étanche sa soif. Les cavaliers fouettent et tuent ceux qui ne peuvent plus avancer. Manig confie : « Mes pieds… Ce ne sont pas des pieds, on dirait les poings d’un boxeur ». La plupart des hommes ayant été tués, restent les femmes et les jeunes car les vieillards succombent vite. L’angoisse culmine chez les enfants qui, souvent, se retrouvent absolument seuls.

Sonya Orfalian, Serpouhi Hovaghian et les témoins du génocide arménien

Sonya Orfalian © D.R.

Les pillards circassiens et kurdes se lassent vite d’attaquer les interminables colonnes de déportés car il n’y a plus rien à voler. En revanche, les tchétés, assassins libérés de prison pour décimer les colonnes, ne faiblissent pas. Nombre de femmes sont violées et parfois éventrées, par plaisir ou pour s’emparer des pièces d’or qu’elles auraient pu avaler. Pour lui éviter un tel sort, une grand-mère barbouille de terre le visage et le corps de sa petite-fille de neuf ans pour faire croire qu’elle a contracté une maladie. Des femmes enceintes sont assassinées à coups de sabre et leurs bébés, massacrés. Dans des cavernes, des prisonniers sont enfumés. Des corps putréfiés jalonnent le chemin ; le choléra apparaît, l’épuisement accable le plus grand nombre ; dans la poussière, les corps sont dévorés par les insectes, les rapaces et les chiens qui rôdent. Une femme tente de s’approcher d’un cheval qui urine pour boire ; elle est abattue d’un coup de fusil. Des Kurdes, avec de grands bâtons, noient les malades dans l’Euphrate.

Le moins terrible est d’être enlevé, comme Ovsanna par des Bédouins à qui elle sert cependant de servante. Quelquefois, de leur plein gré, des mères se résignent à confier leurs enfants à ces tribus ou à des Kurdes pour les sauver d’une mort probable. Les plus âgées servent de concubines. Nelly, violée et enceinte, songe qu’elle égorgera son enfant comme elle l’a vu faire à des agneaux. Certaines sont vendues comme esclaves ; les plus hardies cherchent à s’échapper, comme Egsabet qui affirme : « Je n’ai pas peur, je n’ai plus peur de rien ni de personne. Même la mort ne me fait pas peur… Moi, je suis déjà morte ». Un récit tranche et semble un conte de fées. Victoria parvient à s’enfuir, elle est « adoptée » par une famille turque qui la traite bien. Comme elle est fille de médecin, elle connaît les plantes et sauve le fils de l’agha local ! Un autre récit évoque un village qui choisit la résistance et gagne la montagne. Les Arméniens résistent quarante jours. Encerclés, à bout de vivres, ils parviennent à rejoindre la côte et écrivent sur un grand drap : « Chrétiens en danger ». Un bateau français passe… et les conduit à Port-Saïd. Bien peu ont une telle chance. Les récits s’achèvent par l’impossibilité d’oublier et par des interrogations :

« Qui m’a bercé ? Qui m’a aimé ?

Quel est mon vrai nom ?

Je suis damné pour toujours. »

Sonya Orfalian, Serpouhi Hovaghian et les témoins du génocide arménien

Serpouhi Hovaghian et son fils Jiraïr au départ de Constantinople, après 1918 © Archives personnelles d’Anny Romand et Françoise Romand, clichés de Bertrand Huet

Dans le journal de Serpouhi Hovaghian, qui lit Lamartine, Hugo, Musset, Tolstoï, s’entrecroisent son expérience, des remarques, des lettres et des textes poétiques de divers auteurs. Ce document a un intérêt considérable car il est écrit au moment des événements. Le carnet a été retrouvé dans le grenier familial à Marseille, et Anny Romand, sa petite-fille, s’en est inspirée pour écrire Ma grand-mère d’Arménie (Michel de Maule, 2015). Le carnet fut ensuite confié à la Bibliothèque nationale de France qui en assure la diffusion, sous le titre Seule la terre viendra à notre secours. Journal d’une déportée du génocide arménien, accompagné d’un solide appareil critique (et de photographies) élaboré par Raymond Kévorkian  et Maximilien Girard.

Le mari de Serpouhi Hovaghian, homme d’affaires, rentre malencontreusement de Roumanie une semaine avant le déclenchement du génocide dont il est l’une des premières victimes. Sa fille de quelques mois est empoisonnée dans un hôpital turc. À Trabzon, la jeune femme est arrêtée début juillet 1915. Après cinq jours de marche, n’ayant plus la force de porter son fils de quatre ans, elle se résout à l’abandonner à une paysanne turque : « À quel stade extrême faut-il arriver pour qu’une personne remette son enfant, et ce aux criminels sanguinaires qui ont tué vos mères, sœurs, frères et époux avec les pires sévices ! »

Dans la colonne du convoi, Serpouhi Hovaghian assiste à de multiples exactions dont la noyade d’enfants dans l’Euphrate par chariots entiers. Elle passe par « le site-abattoir des gorges de Kemah », lieu d’extermination entre le fleuve et les falaises. Des centaines de femmes, tenant leurs enfants par la main, choisissent de se jeter dans le gouffre ; quelques jeunes filles réussissent même à entraîner dans le vide leurs bourreaux qui tentent d’abuser d’elles. Toutefois, Serpouhi parvient à s’évader au sud d’Erzincan avec sa tante. Elles sont relativement acceptées dans un village et survivent grâce à des travaux de couture et à la mendicité.

Sonya Orfalian, Serpouhi Hovaghian et les témoins du génocide arménien

Portrait de la famille Hovaghian à Haïfa (vers 1903-1906) © Archives personnelles d’Anny Romand et Françoise Romand, clichés de Bertrand Huet

Plus loin, Serpouhi Hovaghian tombe sérieusement malade ; un bey la protège dans l’intention de l’épouser. Elle arrive cependant à contacter des parents à Istanbul, seule ville où la moitié de la population arménienne, soit environ 80 000 personnes, a été exemptée de déportation. Recevant de l’argent, elle gagne le port de Giresun sur la mer Noire. Elle vit alors dans une longue clandestinité, devant changer de domicile quand les Arméniens islamisés sont arrêtés puis, lorsque vient le tour des Grecs, à partir de 1916. Elle pleure en voyant des enfants marchant pieds nus, à moitié gelés, escortés par des policiers. Elle précise : « Ils ne les ont même pas laissé prendre un morceau de pain avec eux ». Elle songe à s’enfuir par la mer mais la côte est bien gardée. Un peu avant la paix, vraisemblablement, elle vit à Constantinople.

Après la guerre, elle fait rechercher son fils qui est retrouvé dans un orphelinat américain en Géorgie. Nul doute : il reconnaît ses parents sur une photographie et évoque des souvenirs de famille. En 1921, Serpouhi Hovaghian part pour la France. Elle habite Paris puis Marseille où elle meurt en 1976. Son carnet, vraiment pathétique, est l’antidote de sa crainte : « les voix des pauvres Arméniens disparaîtront comme la fumée de cigarette et seules resteront les cendres : seule la terre, je crois, viendra à notre secours ».

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