Dans un récit tout en finesse, Christine Détrez évoque le fantôme de sa mère, disparue dans un accident de voiture en Tunisie, à l’âge de vingt-six ans. Pour te ressembler est une enquête d’amour.
Christine Détrez, Pour te ressembler. Denoël, 224 p., 17 €
Elle, Christine, ne sait pas grand-chose d’elle, Christiane, qui fut pourtant sa « première » mère. Tout juste qu’elle s’appelait Détrez, née Crotte (un nom pas drôle à porter), et qu’elle est morte dans un accident de voiture à un passage à niveau sans barrière, à La Hencha, vers El Jem, en Tunisie, alors qu’elle n’avait que vingt-six ans. Qu’elle était aussi la première femme de son père, lequel conduisait la voiture ; que sa vie et le souvenir d’elle se sont arrêtés ce jour-là ; qu’on ne la pleurerait pas, qu’on ne parlerait plus d’elle, ordonna le même père. Ce père qui s’est remarié à Danielle, et la petite, deux ans et quelques mois, qui a grandi dans l’ombre d’une mère fantôme que l’on pourrait dire deux fois disparue.
L’histoire s’arrêterait là si l’enfant devenue adulte n’avait décidé d’enfreindre la loi du père et n’avait commencé de chercher, et aussi bien essayé de trouver, quelque chose d’elle dans le passé. Oser (c’est le titre du premier chapitre) affronter son image, comme si Orphée pouvait se dire, et se lire, tout entier au féminin : « Je m’élance, et il aura fallu toutes ces années pour qu’enfin sur elle je me retourne. Pour qu’enfin je puisse la regarder. »
Pour te ressembler est à la fois une enquête familiale, une quête d’amour et un roman des origines. L’auteure avance entre les mots et les images comme un papillon volette d’une fleur à l’autre, prélevant ce qu’elle peut de mémoire, se couvrant de souvenirs comme d’un pollen rare, faisant silence quand le silence s’impose, énonçant les choses quand elles doivent être énoncées. Ainsi des mots durs rapportés par le père, gravés dans le marbre conjugal comme une épitaphe sur une pierre tombale, alors qu’elle avait peut-être décidé de partir avec un autre (mais les a-t-elle vraiment prononcés, ces mots ?) : « Les enfants, tu peux les garder. »
« Longtemps j’ai imaginé que ma mère ressemblait à Françoise Dorléac. » Le livre, et l’histoire de ce livre, commence par l’évocation d’une ressemblance, fausse et vraie, vraie parce que fausse, image nécessaire à une enfant qui eut deux mères de substitution : une seconde mère, Danielle, certes aimante et aimée, et une mère seconde, comme on parle d’un état second, actrice au destin tragique qui recoupe celui de Christiane la disparue, image éternelle, solaire, qui s’aperçoit encore aujourd’hui dans les films de Jacques Demy : un visage à découper dans les magazines et à punaiser sur les murs de la chambre, des histoires à faire pleurer… et à faire parler… Cette rêverie autour de Françoise Dorléac donne le ton d’un récit d’une très grande finesse, où l’auteure cherche moins à se souvenir de sa mère (et comment le pourrait-elle ?) qu’à imaginer, à broder, en fille du Nord qu’elle revendique d’être, « tirant des fils » pour en faire sa dentelle à elle, jouant « avec le vide, avec le silence, avec les trous » d’une histoire qui lui appartient et ne lui appartient pas.
Ressembler : rassembler. Dans cette quête intime, qui est d’abord et avant tout une quête de l’infime, l’auteure collecte, collige, prélève, butine le peu qu’elle peut. Petits trésors d’archives qu’elle découvre avec émotion : une mention bien au brevet, les cheveux coupés au carré sur une photo à seize ans, les repas servis à l’internat, l’entrée à l’école normale d’institutrices de Douai, avec cette appréciation – enchanteresse – d’un inspecteur sur son caractère : « primesautier, sensible ».
Parfois, souvent, ce sont les mots des autres qui redonnent vie et contour à la disparue. Écho d’une voix ou présence devinée au détour d’une lettre, silhouette aperçue dans le hors-champ d’un film amateur, chaque morceau arraché au silence dit un moment d’elle, léger, précieux. Et quand l’absente se fait trop absente, une date sur un sac bandoulière émet comme un signal de détresse : Kaporal since 1971, ou bien c’est une chanson de Barbara qui vient à la rescousse, ou encore des revues de l’époque, Elle, Paris Match, pour entretenir l’illusion. Un herbier de femme ou l’herbier d’une femme, le livre de la mère ou celui de la fille, c’est selon : « Je me suis dit que je devais retrouver moi-même les anecdotes que, si elle avait vécu, elle m’aurait racontées. Partir à la recherche de ses souvenirs d’enfance, du déroulé banal de ses journées, de l’enchaînement ordinaire du quotidien. Il y aurait bien une petite histoire cachée quelque part, son rire dans la foule, son ombre portée, sa silhouette dans un entrebâillement de porte. Construire, à rebours, la mémoire d’elle. »
Cette mémoire qui est aussi celle d’une génération, qui a cru en son rêve, le couple d’instituteurs tout frais émoulus qui part en coopération, se retrouve avec d’autres Français, là-bas, en Tunisie, pour le meilleur et pour l’ailleurs, la vie au soleil, les tresseuses de couffins, les pêcheurs de mérous, les bocaux d’olives, le Café de Paris, l’Hôtel Mabrouk, les échoppes de la médina. Et la mort qui guette, malheureusement.
Christine Détrez est une sociologue reconnue, qui a beaucoup travaillé sur la place (et la non-place) des femmes dans l’histoire de la culture, quand ce n’est pas l’histoire tout court. Voilà donc que sa recherche emprunte le chemin de ses recherches, qui parfois se confondent, se fondent en une seule – n’a-t-elle d’ailleurs pas publié il y a peu, avec Karine Bastide, un livre, Nos mères, qui porte sur la vie de deux femmes « ordinaires » des années 1960 et qui est comme le pendant théorique de Pour te ressembler ? Peut-être s’agit-il après tout de ce que l’on appelle une vocation : la voix d’une femme d’aujourd’hui qui continue la voie d’une jeune femme d’hier, née au sortir de la guerre. La première affichant sa liberté, tandis que la seconde (mais toujours première…) était au bord de l’affirmer, désirant vivre sa vie, mais ne le pouvant pas tout à fait.
Il n’est aucun livre sur les fantômes digne de ce nom qui ne contienne d’autres livres, d’autres auteurs. Pour te ressembler fait entendre quelques écrivains chercheurs d’ombres, bienveillants sœurs ou frères en écriture : Annie Ernaux l’éclaireuse, Marie Nimier en reine du silence, Daniel Mendelsohn et sa ressemblance à pleurer, mais aussi Barthes pour la recherche éperdue de la vérité dans un regard, et encore Perec et sa façon de questionner et de colmater le rien, le vide, Modiano et ses bouteilles à la mèr(e)…
Cette mère/femme perdue, à la fin, la fille l’a-t-elle retrouvée ? Peut-être la question ne se pose-t-elle pas de cette manière. Peut-être ne se pose-t-elle même pas du tout. Entre l’âge de la mère que Christine est devenue et l’âge auquel Christiane s’est arrêtée, le temps a tissé une toile, la mémoire a tendu un fil, elle s’est transformée en miroir : ainsi du « ricochet incessant du jeu des ressemblances », ainsi d’une voix, ainsi d’une vocation, ainsi d’un adjectif, ainsi de l’image de la « mère à quatorze ans, heureuse et dansant dans une robe de mousseline verte. C’est forcément un hasard, mais le vert a toujours été ma couleur préférée ». Oui, une image belle comme un souvenir, sur laquelle le regard peut enfin se poser. Se reposer.