Fini de rire

Le rire est un continent, qui a ses genres (comique, grotesque, humour, satire, ironie, burlesque), ses modes (gras, fin, vache, noir), ses véhicules (blagues, dessins, histoires) et ses dimensions : physiologiques, anthropologiques, sociales, esthétiques, politiques, historiques. Toutes sont représentées dans ces livres, qui constituent une remarquable encyclopédie des formes du rire à l’âge contemporain. Mais ne laissent-ils pas de côté l’essence du rire ? 


Matthieu Letourneux et Alain Vaillant (dir.), L’empire du rire, XIXe-XXIe siècle. CNRS Éditions, 1 000 p., 32 €

Cédric Passard et Denis Ramond (dir.), De quoi se moque-t-on ? Satire et liberté d’expression. CNRS Éditions, 393 p., 25 €

Sabine Melchior-Bonnet, Le rire des femmes. Une histoire de pouvoir. PUF, 405 p., 22 €


Il y a trois grandes théories du rire : celle de Hobbes, pour qui le rire « n’est rien d’autre qu’une gloire soudaine », basée sur un sentiment de supériorité ; celle de Kant-Schopenhauer, pour lesquels le rire est une forme d’incongruité ou de non-sens ; et celle de Freud, pour qui le rire est le désinvestissement d’une inhibition. Je n’ai jamais compris pourquoi la thèse de Bergson, pour qui le rire est « du mécanique plaqué sur du vivant », avait attiré tant l’attention, alors qu’elle est si pauvre et si limitée. Presque toutes les conceptions admettent la thèse de Baudelaire dans De l’essence du rire : « la puissance du rire est dans le rieur, nullement dans l’objet du rire ». On en conclut en général qu’il n’y a pas d’objet du rire, car il est relatif à une culture ou à une société donnée, souvent à une époque.

Ces trois livres sont des variations sur ces hypothèses. Ils ont en commun de partir de l’idée que le rire est une communication sociale, dont ils étudient les manifestations culturelles, anthropologiques, historiques, et les formes de représentation esthétiques. L’ouvrage monumental dirigé par Matthieu Letourneux et Alain Vaillant, grand spécialiste du sujet, ne porte que sur la période contemporaine. Il comprend quatre parties. La première expose les « trois clefs du rire moderne » : il est démocratique, se prête à de multiples véhicules, et passe du communautaire au global. Les auteurs distinguent quatre âges : le rire sous censure (1830-1870), le rire républicain (1870-1920), les mutations de la période 1920-1970, et le rire du village global depuis 1970. La seconde partie traite de l’esthétique du rire : il est d’abord communication, mais aussi représentation et subjectivation, joue sur l’imagination et repose sur l’expansion et l’exagération. Il y a une section sur les « catégories du risible » : comique, ludique, satire, parodie, ironie, humour, mystification, non-sens, grotesque, burlesque. La troisième partie porte sur le rire comme arme : innocent ou tendancieux, contestataire ou majoritaire, autorisé ou pas, sur ses cibles (politique, mœurs, misogyne, xénophobe, anticlérical). La quatrième partie porte sur la culture du rire, ses arts (roman, poésie, arts plastiques, théâtre, musique, mime, cirque, music-hall, sketchs, chanson, cinéma, enfant, adolescent) et sur les espaces où il se déploie (caricature, bande dessinée, radio, télévision, internet et vie publique et sociale). Cet ensemble d’une exceptionnelle richesse, y compris iconographique, se veut une véritable « encyclopédie stéréoscopique du rire », qui passe en revue tous les aspects du phénomène, dont l’une des mutations principales est sa globalisation au XXe siècle, sous l’influence de la culture populaire américaine et du cinéma.

Trois ouvrages pour explorer le continent du rire

Troupes américaines riant devant le spectacle de l’humoriste Bob Hope donné pendant l’opération « Bouclier du désert » en Irak (vers 1991) © D.R.

Le volume De quoi se moque-t-on ? porte sur l’une des catégories du risible, la satire. Celle-ci semble illustrer au mieux la théorie hobbesienne, associée à la dérision, à l’ironie agressive et aux formes du pamphlet et de la polémique. Carole Talon-Hugon vient bien nous rappeler que la satire fut, chez les Romains et à l’âge classique, un genre littéraire souvent noble, mais la plupart des autres essais du volume traitent des transformations contemporaines qui placent la satire très près du pamphlet, de la caricature, de la politique et du droit, et nous montrent comment la satire est devenue, dans la presse, puis dans les médias en général, un moyen d’expression de plus en plus envahissant, témoignant du changement culturel profond de ses formes classiques. À l’arrière-plan de ces analyses, il y a le nouveau statut de la liberté d’expression, dans un univers où une caricature de Mahomet ou le fait de la montrer en classe peut vous valoir d’être mitraillé ou décapité. L’attention des auteurs se concentre sur le contexte politique des écrits satiriques, des propos jugés racistes et blasphématoires, des discours litigieux, et sur leur destin au tribunal, avec notamment des essais de Guy Haarscher sur les dessins du Prophète dans Jyllands-Posten et de Dominique Lagorgette sur le procès Siné. La seconde partie porte sur les formes historiques de la satire, principalement au XXe siècle, avec notamment un long essai de Philippe Darriulat sur la diffusion de la culture chansonnière, des essais sur la caricature et les cibles politiques de la satire. La troisième partie porte sur la satire contemporaine, l’humour politique, de Coluche au Bébête show, et à Charlie Hebdo.

Les constats que font les auteurs convergent : en envahissant le champ politique et public, la satire perd de sa force, et devient banale ; elle finit dans la simple injure, la blague grasse et souvent misogyne, comme le notent des articles sur les réactions à Édith Cresson et sur la culture macho du Canard enchaîné (dont Marlène Coulomb-Gully pense qu’elle est constitutive de l’ethos de ce journal). La blague et la vanne vache deviennent communes dans la presse et les médias : faut rigoler (qu’on pense aux titres de Libération, et à cette sorte d’impératif catégorique du calembour qui les régit, à ces émissions de télé où les présentateurs se sentent obligés d’être en permanence hilares). La satire est un Janus bifrons depuis longtemps : tantôt elle sert la cause de la République, tantôt elle sert celle des antidreyfusards, tantôt elle raille les pouvoirs, tantôt elle fait le lit de l’humour raciste et antisémite.Une énergique postface de Marc Angenot, auteur d’ouvrages classiques sur la parole pamphlétaire, expose le retournement le plus frappant du genre satirique dans le monde public contemporain : plus on prêche la tolérance et le droit à la satire, plus le politiquement correct et l’esprit de censure s’imposent. Comme le montre Angenot, l’ordre moral est revendiqué par des minorités et des groupes d’influence — le plus souvent au nom de l’Islam — qui peuvent aussi bien manipuler l’intimidation et le harcèlement que l’appel au meurtre. Les agresseurs se muent en victimes et en censeurs, crient à l’islamophobie, au blasphème et au viol de leur identité. La presse et l’édition finissent par pratiquer une censure plus efficace encore que celle d’Etat, en s’autocensurant – comme quand des éditeurs déprogramment Les trois petits cochons ou Peppa Pig de leurs catalogues. L’un des produits de ce sinistre engrenage est la culture woke. D’un côté l’impératif de rire à tout va envahit l’espace public, de l’autre les censeurs brandissent l’impératif de ne pas rire, au nom de la morale et de la religion. Comme le dit Angenot, l’esprit de moquerie et de satire, et son rôle politique et civique « salutaire » s’est trouvé menacé plus qu’il ne l’a jamais été. Au moment même où l’on est sommé de rire de tout, on nous dit : « Fini de rire ». Le politiquement correct consacre l’avènement de la vertu dans l’espace public, mais on n’est plus vertueux au nom de la vérité et de la sagesse, et seulement au nom de ses croyances et de ses intérêts. Comme disait Chesterton, ce sont les vertus devenues folles.

On n’aurait pas fini d’analyser ces changements de mentalité et de comportement, et ce livre est un bon point de départ. Mais on peut se demander aussi s’il ne passe pas en partie à côté du problème, qui tient à l’évolution historique de la satire. La satire, de l’Antiquité à l’époque dite « augustéenne » en Angleterre (celle de Dryden, de Pope et de Swift) et jusqu’à la fin du XIXe siècle, critiquait les mœurs au nom de la morale, et fustigeait le ridicule au nom de l’intelligence. Cela supposait qu’on sût assez bien ce qu’étaient la vertu et la norme, que la satire dessinait en creux en peignant le vice et la bêtise. Les grands satiristes sont tout sauf des défenseurs de l’ordre établi. Mais, du jour où le satiriste ne fut plus qu’un médisant, le genre satirique disparut sous sa forme moraliste classique. On n’y vit plus que le pamphlet, l’insulte, l’invective. La modernité perdit l’idée d’une unité des valeurs et des vertus. La satire ne disparut pas, mais elle ne fut plus porteuse d’un message moral. Par un retournement ironique, ce sont les censeurs qui aujourd’hui parlent au nom de la morale et contre la satire. Le satiriste jadis parlait au nom de l’universel, le satiriste contemporain ne parle plus qu’au nom de sa chapelle, d’un point de vue où les valeurs sont fragmentées et s’opposent. C’est pourquoi on n’a plus que des satires relativistes, qui revendiquent toutes leur propre ordre moral.

La forme aussi s’est appauvrie. Les satires classiques, comme le Conte du tonneau de Swift ou La Dunciade  de Pope, étaient de longs discours, sur le mode épique et parodique, sous-tendus par des raisons. Mais peut-on en dire autant dans un dessin, fût-il produit par le génie de Daumier, de Wilhelm Busch ou de Cabu ? Il faut à la satire pour se déployer au moins l’espace du théâtre et du conte, une capacité de fictionnaliser et de donner à penser à la fois. Par quelle confusion Dieudonné peut-il passer pour un satiriste et un « humoriste » ? Ce n’est pas un hasard si Karl Kraus est l’un des rares satiristes classiques du XXe siècle, comme le montre Jacques Le Rider : il est parvenu, tout en se maintenant dans le genre du journalisme et de la polémique, à écrire une vraie satire littéraire, et qui porte loin parce qu’elle est juste.

Trois ouvrages pour explorer le continent du rire

L’acteur et chanteur Danny Kaye riant avec l’orchestre symphonique de Boston (vers 1950) © D.R.

Le rire contemporain devient communautaire et perd sa vocation universelle. Mais comment peut-il seulement être universel si la moitié de l’humanité n’a pas le droit de rire ? Sabine Melchior-Bonnet montre, dans une histoire très savante, comment les femmes ont été exclues du rire et comment le rire est souvent misogyne. Le rire féminin, comme le montre l’épisode de Baubô, n’est pas bien venu. On n’accepte les femmes que souriantes ou au mieux gaies. Pour la religion chrétienne, le rire des femmes a quelque chose de satanique. Elles sont meilleures dans les lamenti. Elles n’ont guère le choix : ou elles rient à gorge déployée ou elles caquettent, ou elles sont dames galantes ou elles tiennent salon. Mais ni Ninon de Lenclos – une fois passée de la première à la seconde catégorie – ni Madame de Tencin ou Madame du Deffand ne sont des rieuses : elles moquent, elles « parfilent », et surtout elles ont de l’esprit. Ni Rousseau ni la Révolution n’aiment les femmes rieuses, pas plus que le XIXe siècle. Il faudra attendre l’âge contemporain pour que le comique vienne aux femmes, que les one-woman-shows puissent exister, et que Blanche Gardin puisse remplacer enfin Fernand Raynaud, Claire Bretécher déloger les Pieds Nickelés, Mae West damer le pion à W.C. Fields.

Sabine Melchior-Bonnet fait revivre toute une variété de femmes d’humour et d’esprit que l’histoire a oubliées. Sa thèse est que le rire vient aux femmes comme la révolte d’une minorité opprimée, la dérision du rire masculin contre les femmes lui revenant en boomerang. On la suivra volontiers s’il s’agit, chez les écrivains, de Jane Austen, de George Eliot et de Virginia Woolf, dont on ignore trop souvent l’humour, qui n’est pas moins grand que celui de Wodehouse ou de Waugh, mais, comme elle le note, on a peine à imaginer Marguerite Duras et Nathalie Sarraute en auteurs comiques. C’est ici qu’on peut se demander si l’humour et l’esprit peuvent être spécifiquement féminins. Qu’y a-t-il de spécifiquement féminin dans le rire métaphysique de Flannery O’Connor, grande absente de ces volumes ? Sabine Melchior Bonnet cite L’égalité des deux sexes de Poulain de la Barre (1763) : « L’esprit n’a pas de sexe. »

Le défaut principal de ces livres est de trop voir les manifestations du rire comme des formes de dérision, et de souscrire le plus souvent à la thèse de la supériorité. Pour la plupart de ces approches sociologiques et historiques, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir d’essence du rire : il n’y a que des variétés de rire, toutes associées à des formes de communication. On n’aime pas, en nos temps nominalistes et relativistes, les essences. Revenons à Baudelaire. Quand il soutenait que le rire est dans le rieur, il ne voulait pas dire qu’il n’y a pas d’objet du rire, et qu’il y a juste des rieurs. L’objet du rire est le risible. Mais on n’apprend rien si on nous dit qu’il y a du risible comique, du risible satirique, du risible grotesque, etc. tant qu’on ne sait pas ce dont on rit. N’y a-t-il pas un risible en soi, indépendant des rieurs ? Le risible est ce que Baudelaire appelle le comique absolu, qui est pour lui la capacité pour l’être humain de saisir sa dualité, ange et démon, grandeur et misère. C’est pourquoi « le sage ne rit qu’en tremblant ». Le vrai rire ne nous dit pas comme le censeur : « fini de rire », mais « n’oublie pas aussi d’être sérieux ». Dans une veine voisine, Hazlitt disait que l’homme est le seul animal qui ait le rire parce qu’il est le seul qui soit frappé par la différence entre ce qui est et ce qui doit être. Cette essence du rire échappe à l’histoire et à l’anthropologie, comme à la différence des sexes.

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