Avignon côté Off

Édition de transition, pour cause de dernière saison d’Olivier Py et de pandémie, cet Avignon semblait comme en suspens. Avec un tiers de compagnies en moins, les rues semblaient relativement vides. Certains se sont félicités de cette déflation tandis que d’autres se demandaient ce qu’étaient devenus tous ces artistes. Ressurgiront-ils la saison prochaine ? Plus qu’elle ne vise au panorama, la sélection suivante – surtout attentive au Off – repère quelques tendances.


Laurent Gaudé et Fabrice Murgia, La dernière nuit du monde. Cloître des Carmes. Au Théâtre national Wallonie-Bruxelles à partir du 14 septembre

Charlotte Lagrange, L’araignée. 11 Gilgamesh. Du 12 au 16 octobre à la Comédie de Béthune – CDN Nord Pas-de-Calais ; du 8 au 10 novembre au Théâtre du Beauvaisis – Scène nationale de Beauvais

Jacques Descorde, Ma Nana M. La Factory

Léo Cohen-Paperman, La vie et la mort de Jacques Chirac, roi des Français. Théâtre du Train bleu ; Théâtre de Charleville-Mézières le 8 janvier 2022 ; Le Safran – Scène conventionnée d’Amiens ; les 17 et 18 janvier 2022 ; Sélestat – Tanzmatten le 21 février 2022

Louise Emö, En mode avion. La Manufacture

Charles Berling, Fragments. Présence Pasteur ; Le Liberté – Scène nationale, Toulon, du 5 au 10 octobre 2021 ; La Criée, Théâtre national de Marseille le 26 janvier 2022 ; à l’Espace Rachi, Paris, du 5 au 9 février 2022

Laurent Hatat, Le corps utopique. La Manufacture

Hélène Soulié, Je préfère être un cyborg qu’une déesse. Théâtre du Train bleu

Marcos Morau, Sonoma. Cour d’honneur. Du 8 au 9 octobre 2021 Aix-en-Provence – Le Pavillon Noir ; Du 20 au 28 janvier 2022 Paris – Chaillot – Théâtre national de la Danse


Grosse fable, gros message et grands moyens au In d’Avignon avec La dernière nuit du monde, écrite par l’inusable Laurent Gaudé qui s’empare cette fois de l’érosion du sommeil par l’économie capitaliste. À la mise en scène, Fabrice Murgia tente l’épique et accouche d’une machine dont le propos se noie dans le larmoyant. Effets sonores, imprécations et puissance du thème n’en peuvent mais, l’ensemble se révèle soporifique. Clinquante, massive et articulée à des vidéos, la scénographie fait riche mais reste pauvre en signification dramaturgique. Dépolitisation du côté de l’intrigue et débauche vaine de moyens de production aboutissent à ce nouveau pompiérisme. Pendant ce temps-là, des compagnies courent après les financements les plus élémentaires.

Retour sur le Festival d'Avignon : du côté de la sélection Off

« La dernière nuit du monde », Fabrice Murgia © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

De ce genre de gigantomachie et de coups de bluff le « In » est familier. On trouve dans le « Off » les dispositifs légers de compagnies plus jeunes. Moins pourvues et (donc ?) plus inventives, celles-ci vont à l’essentiel. Ainsi de L’araignée, mise en scène par Charlotte Lagrange, soit Emmanuelle Lafon seule sur le plateau en assistante sociale confrontée aux méandres de l’aide aux mineurs isolés étrangers. Documentée sans être documentaire, l’écriture ne se laisse pas dominer par la gravité de son sujet et fait de la place à la complexité. Instructive sur les rouages administratifs, la pièce dessine aussi l’étonnant portrait d’une femme déterminée, drôle et finalement aussi isolée face à l’État que ceux qu’elle accompagne. Sans fioritures ni facilités politiques, Emmanuelle Lafon et Charlotte Lagrange proposent une interrogation sociale autant qu’une expérience humaine.

Une même exigence animée d’une même colère rentrée se retrouve dans Ma Nana M. de Jacques Descorde, portrait d’un ouvrier victime d’un accident du travail. Lâché par ses collègues, le monde industriel, ses idéaux communistes, la vie, il semble attendre la mort sur un lit médicalisé tout en communiquant difficilement avec son fils, transfuge de classe apparemment artiste. Comme cette « petite cour en ciment » décrite par le personnage, la pièce offre peu d’espoir. Sombre, elle s’illumine fugacement du sourire de Jacques Descorde, d’autant plus bouleversant qu’il interprète ici le rôle de son propre père. Par instants, ces éclairs de tristesse rageuse évoquent Qui a tué mon père d’Édouard Louis.

Et en effet, qui ? Peut-être le souverain Jacques Chirac, selon Léo Cohen-Paperman dans La vie et la mort de Jacques Chirac, roi des Français. La tonalité de cette biographie moqueuse y est nettement plus farcesque. Face à l’ancien président présenté comme un fossoyeur du gaullisme qui finit par abandonner le monde ouvrier en rase campagne, le metteur en scène ne se départ jamais d’un vague fond de sympathie pour le bonimenteur. On se réjouit de la suite connue des pirouettes et des coups, plutôt bas, d’un magnifique comédien. Dominant le plateau, un miroir style loge de théâtre où se reflètent les diverses faces du grand transformiste. Sans grimaces et pourtant de plus en plus clownesque et spectrale, l’interprétation de Julien Campani arrache un rire essentiellement jaune. Seul élément dérangeant, ce personnage de l’ombre présenté comme manipulant Chirac au profit d’un groupe d’intérêt non spécifié (le patronat ?). Pas explicitée, cette piste laisse un goût étrange. Léo Cohen-Paperman annonce vouloir faire le portrait des sept autres présidents de la Ve République. On s’en réjouit, mais pourquoi en rester à la pochade ? Trop souvent, les pièces de ce genre désossent le spectaculaire de notre vie politique, puis en restent là. Comme éblouis par le show, leurs auteurs en oublient parfois d’explorer les logiques qu’il recouvre.

Retour sur le Festival d'Avignon : du côté de la sélection Off

« La vie et la mort de Jacques Chirac, roi des Français », Léo Cohen-Paperman © Simon Loiseau

Tout aussi épique et hexagonal, la jeune Louise Emö nous entraine dans une errance française avec En mode avion. Seule en scène, la metteuse en scène et autrice y incarne une jeune femme à la recherche de Wanda, son amante disparue. Louise Emö slame sur le plateau nu et bientôt peuplé des rencontres de fortune sur les routes du pays. Il y a des moments de grâce dans cette diction trainante, dans cette gestuelle économe et cette langue qui tente des choses. L’incandescence y est, une intelligence boxeuse du plateau, la fraicheur propre au temps présent. Revers de la médaille, on n’échappe pas aux effets de mode visibles comme un sweatshirt de marque, une pente à la pose et, parfois, le narcissisme inévitable de cette génération des gouffres approchants.

Des abîmes, Hannah Arendt en avait connu de profonds. Charles Berling nous fait marcher sur leurs crêtes aux côtés de la philosophe dans Fragments. Moins ascétique que les autres pièces évoquées, celle-ci s’accompagne d’un piano, de tables, de marionnettes, de figurants et (fatalement) de piles de livres. Plus attendue formellement, cette création se détache néanmoins des œuvres vues cette année. Avec beaucoup de naturel, Bérengère Warluzel y incarne une femme à qui l’on pose des questions et qui s’interroge sur le monde qui l’entoure. Entrelaçant des extraits d’entretiens radiophoniques et des passages de Condition de l’homme moderne, l’ensemble permet de s’intéresser à la fois au parcours d’Arendt et à ses ouvrages. Lumineuse, avec une belle simplicité, la pièce offre toujours un point de contact au public et apporte des solutions élégantes à une question difficile : comment mettre en scène un système de pensée ? En donnant une place au plaisir. Partitions de piano, images, vivacité de la conversation, jamais la mise en scène n’accable le spectateur sous le poids des notions. Elle lui laisse le temps de remâcher une phrase écoutée, de créer des ponts entre les thèses d’Arendt et nos préoccupations présentes, des réfugiés à la nécessité de préserver le vivant. Pur de toute hagiographie et d’effets inutiles, ce théâtre se situe aux antipodes de la complaisance ironique du sachant assis sur ses titres et sa chaire. On en sort avec l’envie de s’arrêter pour réfléchir, au sens large.

Se frottant aux mêmes questions théâtrales, Le corps utopique de Laurent Hatat y apporte des réponses diamétralement opposées. Adaptant la conférence éponyme de Foucault, le metteur en scène lui donne forme par le masque, la danse, la profération du texte, la prolifération des objets. Foucault vaut comme icône, et sa langue se retrouve prononcée si vite et avec une telle théâtralité qu’elle en devient matière esthétique, poésie dissociée de toute signification claire mais dont on retient une musique. Prenant du recul sur le texte, la pièce devient soudainement drôle. Dit en dansant ou animé par la belle gestuelle de l’interprète, le propos philosophique se fait prétexte à la mise en scène, sans que celle-ci en rende plus lisibles les enjeux.

Retour sur le Festival d'Avignon : du côté de la sélection Off

« Fragments », Charles Berling © Nicolas Martinez et Vincent Bérenger — Châteauvallon-Liberté, scène nationale

Dans une même volonté de créer des passerelles entre pensée théorique et art vivant, Hélène Soulié a mis au plateau le Manifeste cyborg de la philosophe américaine Donna Harraway. Je préfère être un cyborg qu’une déesse (dernière phrase de l’ouvrage) appartient au cycle des MADAM (Manuels d’autodéfense à méditer). Cet opus tient l’équilibre entre adaptation du texte théorique et performance. Une agressivité sèche et joyeuse domine toute la pièce. Seule sur le plateau et encadrée par des projections liquides, Claire Engel campée sur ses jambes scande des thèses face au public, fait monter sous nos yeux un monde fictionnel dégenré, une connectivité absolue. Martial, accompagné de couleurs acides et d’une bande-son techno, le dispositif a un effet pédagogique grisant. En lui donnant une forme plastique claire, spatiale et architecturée, la pièce fait entrer dans la pensée d’Harraway. Ce texte de 1985 aurait pu vieillir, il étonne par son actualité.

La danse attire au In, qui prend fin avec Sonoma de Marcos Morau dans la Cour d’honneur. Cette pièce pour neuf danseuses reste le souvenir visuel le plus marquant de cette édition. Des projections vidéo donnaient l’impression que le palais prenait feu. On n’en attendait pas moins de cette troupe déchainée dont le rituel produit une pure décharge d’énergie, évacuant tout discours parasite. Quelques grands écrans blancs parsèment la cour. À leur surface, les danseuses se heurtent parfois comme des papillons de nuit et s’en détournent pour mieux revenir vers nous en une déflagration archaïque et pourtant actuelle, faite de gestes et d’incantations. Ce chœur qui n’était pas un monolithe proclamait par son seul mouvement liberté et égalité. Sidéré au fond de son siège pendant toute la représentation, le public se leva comme un seul être pour applaudir. Cette sensation très précise, que nous attendions depuis plus d’un an, nous avait manqué.


Lire aussi le bilan dressé par Dominique Goy-Blanquet, qui a assisté à dix-neuf spectacles de la sélection In.

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