Passés recomposés : Silvina Ocampo, Anne Malaprade

Esquif Poésie (8)

Nous fabriquons nos livres avec nos souvenirs, interprétés et corrigés. L’idée n’est pas nouvelle. Ce qui l’est davantage, c’est de le reconnaître, de le crier, d’emblée, comme le fait Silvina Ocampo, de décréter : J’invente. C’est à cette lumière-là que nous découvrirons ses Inventions du souvenir et Kryptadia, d’Anne Malaprade.


Silvina Ocampo, Inventions du souvenir. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard. Éditions des femmes/Antoinette Fouque, 190 p., 16 €

Anne Malaprade, Kryptadia. Isabelle Sauvage, 96 p., 16 €


Chez Silvina Ocampo, remarquons tout d’abord le pluriel d’« inventions » et, en revanche, le singulier de « souvenir ». Les inventions seront multiples, le souvenir, unique. Autour de l’arbre, la floraison, les variations.

De son livre, publié à titre posthume, Silvina Ocampo (1903-1993) avait dit : « Je suis en train de préparer une histoire que j’appelle prénatale, écrite en presque vers, mais qui n’est pas un poème. » En effet, on ne sait à quel genre rattacher cet ouvrage qui n’est ni une autobiographie, ni un journal, ni un poème en prose, ou bien tout cela à la fois. Comme le précise dans son introduction le critique et traducteur Ernesto Montequin, qui s’est attaché à faire connaître l’œuvre de Silvina Ocampo, l’ensemble se compose de fragments écrits à différentes époques.

L’écrivaine avait cinq sœurs, nées avant elle, c’est pourquoi elle se sentait « l’et cetera de la famille », une grande famille argentine du début du XXe siècle. Elle avait pour sœur aînée Victoria Ocampo, pour époux Adolfo Bioy Casares et pour ami Jorge Luis Borges. Écrasant entourage.

Esquif Poésie (8) : Silvina Ocampo et Anne Malaprade

Silvia Ocampo, photographiée par Adolfo Bioy Casares (1959) © D.R.

« À quoi bon inventer », écrit Silvina dès la première page du livre, « Plus étrange est ce qui est réel ». Nous ne la contredirons pas. Qui parle ? La petite fille dont l’adulte se souvient. C’est-à-dire les deux. La petite fille possède déjà l’humour de l’adulte. Quand elle commence à parler, ce n’est pas elle qui déforme les mots, au contraire, elle les prononce correctement, mais autour d’elle les grandes personnes :

« On lui apprit à parler

en suivant le Lexique pour bébés

qui venait de paraître.

Quand on lui donna le livre, elle demanda :

– C’est pour quoi faire ?

– Pour leli, lui répondit-on. 

[…]

elle se mit à divaguer :

elle dit soupe, on corrigea : sousoupe ;

elle dit voiture, on corrigea tuture »

La petite fille fait le portrait de ceux et celles qui constituent le clan. Celui des tantes, par exemple. Un portrait qui commence par les pieds, et, à vrai dire, qui s’en contente, parce que les pieds, contrairement à la personne dans sa totalité, n’exigent rien, ne parlent pas et disent la vérité, ils sont plus humains que leur propriétaire :

« Elle les avait observés sous les tables

quand, loin des conversations banales,

ils entretenaient un dialogue secret, plein de brio et de signes

qu’elle interprétait à sa façon ».

Elle a de l’amour pour les chaussures, elles peuvent être tragiques, pense-t-elle, surtout quand elles attendent leur maître devant la porte des chambres, « couchées comme des chiens propres ».

Dès lors, les souvenirs s’enchaînent mais hors chronologie, ils sont pleins

« d’évanouissements

De pertes de connaissance. »

C’est-à-dire qu’on se souvient d’un visage sans le nom, d’une parole sans le corps, ou de « savons aussi importants que les personnes ».

L’enfant éprouve des émotions flottantes, qui semblent sans attaches, ayant perdu leur origine. Munie d’un papier et d’un crayon, elle voudrait dessiner le roucoulement d’une colombe, l’odeur du jardin quand elle le foule à l’aube, le passage des nuages.

Elle aime fréquenter les domestiques, avec qui elle se sent libre de parler, de se tenir comme elle l’entend, et les mendiants, qui l’inquiètent et la fascinent.

Un jour, elle éprouve « la noirceur de la douleur qui est, soudain, comme un abîme ». Cela se passe à la mort de son petit frère Gabriel, qui, dans la réalité, est Clara, sa jeune sœur, décédée très tôt. Le jour de l’enterrement, sur la robe blanche qu’on lui fait revêtir, on lui entoure la taille d’une ceinture noire qui ressemble à une fosse. Elle ne comprend pas, se sent seule, incomprise. En règle générale, les adultes la consolent d’une souffrance qu’elle n’éprouve pas mais quand elle pleure vraiment ils lui demandent si elle est enrhumée.

Les jours passent, on ne sait pas où ils se cachent, il y en a tant. « Dieu nous donne trop de choses », et savons-nous les apprécier ? Même pas ! Sait-on seulement reconnaître le mal qui prospère en nous ? Pas vraiment. On s’en croit néanmoins responsable.

Dans l’épisode avec Chango, le domestique au regard torve, on devine davantage qu’on ne lit l’événement qui a eu lieu. Mais a-t-il vraiment eu lieu ? La petite fille ne l’a-t-elle pas inventé, n’abuse-t-elle pas le lecteur en laissant entendre qu’elle fut abusée ?

« Il essayait toujours

de se trouver seul avec elle, ça c’était évident. »

Elle veut se confesser mais elle n’y parvient pas, elle préfère conserver son péché, c’est son secret et son malheur, elle l’enjolive, le perfectionne, « au fur et à mesure que le temps passait ». Avec les petites filles, sait-on jamais où l’on en est ? La traduction épouse au mieux la délicieuse perversité du texte.

Elle ne sait rien du sexe et pourtant elle sait tout. Du trouble préalable, de l’explosion de la jouissance, de la honte et de l’obsession.

« Elle avait déjà été corrompue

en voyant l’acharnement lascif d’un chien

à la langue rouge

sur la robe de ceibo [1]. »

Que lui demande Chango, au dernier étage de la maison, où personne n’a l’idée de monter, surtout pas Dieu qui l’abandonne ?

« Quelque chose qui n’était pas un chiot venant de naître

apparaissait entre les plis de sa chemise

à l’intérieur de son pantalon entrouvert. 

Ça ne pouvait pas être un chien. »

Il n’y a pas de fin à ce poème masqué, non, pas vraiment de fin, le temps est long, l’enfant tombe malade, c’est un désert à parcourir, avec des portes, heureusement, ouvertes sur l’espérance.

Esquif Poésie (8) : Silvina Ocampo et Anne Malaprade

Anne Malaprade © D.R.

Le texte d’Anne Malaprade se présente de manière différente, il exprime l’impuissance de l’écriture et du souvenir. Et en même temps leur lancinante, impérieuse exigence. Elle « fait donc avec ça », elle en « tire quelque chose », un texte vient, fait de sursauts, de bouts collés, de postures impérieuses ou au contraire d’humilité, de désaveu de soi. « Il est temps de pourrir », écrit-elle. Qu’on peut lire : il est temps de mourir. Avec elle, les mots glissent d’un sens à l’autre, d’un son à l’autre. D’ailleurs, « elle ne sait pas penser, les mots ne sont jamais siens ».

C’est dans ce dénuement que se débat Constance, le personnage de ce récit-poème : « Soudain le mot personne et le prénom Constance se retirent ».

Poème plus que récit car l’action est abstraite, les faits, l’intrigue, les personnages sont les ombres portées d’un esprit en éveil.

Une voix s’élève, celle du témoin ou bien du coryphée : « Tu cours vers ton danger ». Celle de l’auteure devient lyrique pour célébrer un temps d’amour, riche d’odeurs, d’ampleur, de « rêves déglacés », ou retourne au réel : « Constance cherche des outils, elle glisse sur la rouille ».

Mais ne confondons pas, il s’agit chaque fois, non de faits, non d’objets, mais de mots, de langage : « se blesse les pieds sur les phrases neuves, les syllabes coupantes ». Ce qui n’empêche pas la sentence de tomber : « Tout condamné à mort aura tête tranchée ».

La femme est sans ou sens dessus dessous, « sa tête fait mal aux pieds », et la grammaire se fait la malle :

« La syntaxe se radicalise, les conjonctions se déplacent, la principale n’est plus, les subordonnées se détournent et fuient, chaque début de phrase se fige, ses syllabes ne font plus mots, ses bruits insensés la cognent… »

Mais « reste la douleur ».

De quelle héroïne s’agit-il ? D’une femme, c’est certain, qui se dit, se décrit, avec les mots des autres, avec ceux dont ils usent : pour eux, elle n’est que tarifée, « elle dépose son féminin dans les marchés ». « À celle qui n’a rien on ôtera même ce qu’elle est. » Elle est femelle et animale.

Il y a des auteurs que l’écriture déplie, d’autres, au contraire, qu’elle dissimule ou qu’elle ne laisse qu’apercevoir. Accepter cependant d’émouvoir « par coup sec ». La méthode en est simple : « se laisser choisir par les mots », s’allonger « contre la phrase », mêler sa pâleur « à la grammaire méthodique ». Et continuer d’écrire. Car commencer exige une suite, une continuation, une perpétuation. Une descente dans le tunnel de la question.

Mais Constance (comme l’auteure ?) a du mal à écrire. Elle se vit comme une ombre, au long des pages du livre ; « Elle apprend l’abandon sur des aventures de marbre. »

On n’ignore pas la polysémie du mot « ombre ». Qu’on la possède ou bien, comme Peter Schlemihl, le héros d’Adelbert von Chamisso, comme la fille du prince des esprits, de Hugo von Hofmannsthal, qu’on en soit dépourvu, qu’on s’y égare ou qu’on en soit peuplé, l’ombre équivaut à profondeur et à obscurité, elle a à faire avec le diable et aussi bien elle permet de se sauver. « Femmes et ombres, laissons dire le livre en nous ».

Anne Malaprade ne choisit pas. Mieux, elle en donne d’autres acceptions, trouvées, dit-elle, dans le Grand Larousse encyclopédique en dix volumes de 1960. Ainsi, en broderie, le point d’ombre est « un point de piqûre exécuté en forme de point de Saxe, d’un bord à l’autre du motif à broder et sur l’envers du dessin » ; tandis que, dans les Beaux-Arts, « on distingue deux sortes d’ombre. L’ombre au flambeau et l’ombre au soleil ».

Elle associe le mot à « ambre », tous deux sont récurrents, compagnons de la femme. Que nous apprend cette fois le Grand Larousse, à nouveau consulté ? Le terme d’ambre viendrait du latin médiéval ambar, qui lui-même viendrait de l’arabe al-anbar, ambre gris. Une substance parfumée produite par les concrétions intestinales de cétacés marins, autrement dit par leurs excréments !

La pluralité des sens est une pluralité de mondes. La prose d’Anne Malaprade prend le risque du poème, elle dit ne pas avoir « le courage de dire je », mais elle « change l’âme en prose ».


  1. Arbre d’Amérique du Sud.

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