Orphée féminin

Le deuxième roman de Louise Chennevière est un texte non dédicacé et pourtant infiniment adressé et dédié. Roman d’amour qui s’écrit à rebours, Mausolée est plein de sa fin, dont la narratrice traque les signes depuis ses débuts, et s’achève sur l’heureuse scène de la première rencontre. À travers une langue à la fois lyrique et corrosive, la narratrice retraverse le cours de son itinéraire amoureux et vient en re-signifier les contours. Loin de se condenser dans ces heureux retournements narratifs, le récit exprime tout du long ses enrayements successifs, sa propre difficulté à s’écrire.


Louise Chennevière, Mausolée. P.O.L, 160 p., 15 €


Mausolée s’ouvre sur une scène insituable, qui dit le renversement d’une parole à travers l’inversion d’un geste, celui de se retourner. Au cœur d’une nuit et du silence, comme une façon de ne pas disparaître tout à fait, la narratrice déploie ses souvenirs et inaugure le récit d’un amour tout juste passé. Ce n’est plus l’être aimé, abandonnant son amante, qui jette un dernier regard en arrière, c’est elle qui se retourne vers son amant qui disparaît. Louise Chennevière ne rejoue pas simplement le mythe orphique, elle le déplace. Loin d’assumer le mutisme d’une Eurydice, la narratrice abandonnée de Mausolée parle. Et, à l’image de cette inversion de la figure d’un Orphée au féminin, toute la suite du texte paraît s’écrire à l’aune de cette réversibilité salvatrice.

Dernière adresse à l’être aimé, le livre s’écrit dans une ville où les amants se sont rencontrés, aimés, quittés, revus, re-quittés. Et c’est précisément dans l’écart de ces temps successifs de l’expérience amoureuse, de la séparation et des retrouvailles, que le roman paraît s’offrir comme l’analyse de cet écart, intervalle qui produit ses changements de ton, ses versions reconstruites, son infinie reprise. La narratrice, faisant l’épreuve de sa propre écriture, entame le récit des souvenirs dont elle cherche, au sein d’un manuscrit qui peine à s’écrire mais dont on comprend qu’il est ce livre que nous avons sous les yeux, à restituer la pleine densité.

L’histoire d’attente racontée par Mausolée est ainsi celle d’un déchiffrement, le récit d’un apprentissage par et à travers les signes : tout amoureux, disait Barthes dans ses Fragments, est un quêteur de signes. La narratrice attend les signes de l’être aimé dans le silence d’un studio, où le corps de l’autre devient un ensemble de signes qui remplace son absence. On lit aussi la scène de retrouvailles des amants comme un instantané pleinement empreint de signes. L’afflux des souvenirs produit un univers de détails que la narratrice déplie, en venant à penser l’insignifiance du temps face à l’ardeur du désir. Son analyse rétrospective ne va pas sans son lot de désillusions, et s’accompagne d’affabulations fantasmatiques. La narratrice fait défiler les versions successives et rêvées de ces retrouvailles à travers de multiples versions qui deviennent à leur tour, au cœur de la narration, récits, éventails d’histoires, dont un regard cette fois pleinement avisé cherche à neutraliser les séductions. « Ma vie n’était plus que mémoire et fiction. »

Mausolée, de Louise Chennevière : Orphée féminin

Louise Chennevière © Hélène Bamberger

Mais la force du texte de Louise Chennevière se situe plus encore dans l’aspect doublement réflexif et corrosif d’une prose qui tend à exprimer sa perpétuelle défiance à l’égard de la langue de l’amour. Tout son intérêt narratif réside dans cette superposition de deux expériences, aimer et écrire – ou comment le récit d’un amour fait l’objet de l’expérience de son écriture. Louise Chennevière entreprend de dépouiller son texte de l’immémorial canevas du roman d’amour et, loin d’en esquiver l’héritage, elle l’expose à en traverser pleinement les scènes, comme si l’histoire vécue ne pouvait enrayer le destin à la fois très singulier et pourtant très banal de la « peine d’amour ».

Le livre offre en ce sens un questionnement par le texte, depuis celui du classique incontournable du roman d’amour, rendant secrètement un hommage aux littératures amoureuses du passé, qui se font ici apparitions furtives et évanescentes. Ainsi celle de la première rencontre – une scène de bal – avec une discrète allusion à l’univers de Duras, celui du premier ravissement : trois et non pas deux protagonistes sont en présence et la tierce personne, la compagne de l’amant, s’absente de la scène pour laisser place à l’union des deux autres. Il en va de même du portrait de l’amant, dont la narratrice cherche à restituer l’énigme, à dire les traits, mais ses propres phrases portent en elles les signes du soupçon face à ses tentatives de description qui, loin d’atteindre son portrait, épousent les poncifs littéraires d’une figure « à la Genet ». Ce sont aussi les mots mêmes de l’amour que la narratrice paraît entailler au cœur de la page : le « je t’aime » de la déclaration amoureuse, expression pleinement figée dans son italique, don posthume à l’être aimé, qui semble venir de plus loin et ne signifier que son infinie dérision. Louise Chennevière amenuit délibérément par là un imaginaire amoureux pourtant toujours vivace et renaissant. Le texte en passe par la déconstruction de ses propres artefacts pour tenter de dire ce qui relève d’un impossible – le corps de l’être aimé, l’étreinte amoureuse, la séparation.

La langue de Louise Chennevière est faite d’une prose vigoureuse, pourtant soumise à d’incessantes butées, ponctuée de morceaux inachevés, mimant une langue coupée. Loin de céder le pas au souffle qui étend l’espace de l’écriture du livre, les phrases semblent l’enfermer dans les murs de son propre « mausolée » : « Et maintenant je suis. Seule, avec le livre impossible ». Mais c’est à travers cette ritournelle de la déploration que Louise Chennevière invente une langue vive et acérée, habitée par tous les lamentos amoureux du passé, « cette voix qui n’est pas la mienne », dit-elle, mais qu’elle incorpore en même temps par paroles rapportées, qu’elle parle et qu’elle cherche à surmonter.

Ce Mausolée est un monument à la fois dépouillé et orné, qui dévoile et déconstruit, s’abreuve et s’écarte de « tous ces mots qu’avaient prononcés […] tant de femmes avant [elle] ». Et pourtant le livre débouche sur le récit attendu, celui d’un roman d’amour. La nuit sans étoiles du début du texte fait place à une nuit étoilée d’été dans le souvenir. Loin de produire le livre d’une solitude, le roman raconte comment s’ouvre un monde, s’élargit une parole, s’invente une langue pour dire l’absolue singularité de cette « immémoriale histoire partout rejouée », pour dire combien l’univers des signes d’une captive amoureuse repeuple le temps présent de l’attente et de l’absence.

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