La tristesse des robots

La narratrice de Klara et le Soleil, huitième roman de Kazuo Ishiguro et le premier depuis son prix Nobel de 2017, est une AA (Amie Artificielle), un robot qui sert de compagnon, de nounou et de jouet aux enfants et adolescents.


Kazuo Ishiguro, Klara et le Soleil. Trad. de l’anglais par Anne Rabinovitch. Gallimard, 385 p., 22 €


Lorsque s’ouvre le livre de Kazuo Ishiguro, Klara, dont l’apparence, comme celle de tous les autres AA, est humaine, attend dans la vitrine d’un magasin d’être achetée. Bien qu’elle ne soit pas le modèle le plus récent et n’ait pas toutes les « fonctions » dernier cri – elle exige en particulier d’être souvent rechargée au Soleil (toujours écrit avec une majuscule dans le texte anglais) –, elle est repérée par une jeune adolescente, qui la choisit. Elle va donc partager la vie de celle-ci, de sa Mère (toujours également écrit avec une majuscule) et de leur employée de maison.

Ce sont donc les modalités du conte pour enfants et de l’anticipation dystopique qu’Ishiguro adopte. Petit à petit se dévoilent le lieu et l’époque où se déroule le roman : quelque part en Amérique dans un avenir très proche, au sein d’une société normative de contrôle (les personnages plus âgés se souviennent d’une époque précédente moins inhumaine). Dans ce monde, les gens qui travaillent dans les domaines scientifiques et technologiques sont « substitués », leur tâche étant à présent effectuée par l’Intelligence Artificielle ; ils vivent pour certains dans des communautés « fascistes » ; les enfants ne vont plus à l’école mais étudient sur « oblongs » et les plus privilégiés d’entre eux sont « relevés », c’est-à-dire génétiquement améliorés au péril de leur santé afin de pouvoir accéder aux universités et aux rares professions intéressantes encore existantes. L’intrigue verse ensuite un temps dans le fantastique puisque Klara, on le découvre, n’a pas été achetée seulement pour tenir compagnie à Josie mais éventuellement pour la remplacer si jamais celle-ci, en très mauvaise santé à la suite de son « relèvement », venait à mourir ; un mystérieux M. Capaldi, payé par la Mère, est en train de préparer ce remplacement. Une histoire d’amour adolescente entre Josie et son voisin non « relevé » s’ajoute à cette péripétie tandis que l’intrigue vire petit à petit au Bildungsroman, tant pour Josie que pour Klara, avant de prendre les traits d’une parabole sur la parentalité. Le Soleil, vénéré par Klara qui lui accorde de grands pouvoirs, joue tout du long le rôle d’une déité mystérieuse.

Klara et le Soleil, de Kazuo Ishiguro : la tristesse des robots

Kazuo Ishiguro © Jeff Cottenden

Mais, en dépit de l’abondance des aventures et des emprunts à des genres variés, le livre est d’une tonalité délibérément monocorde et retenue, celle de la tristesse. Elle apparaîtra comme familière aux lecteurs d’Ishiguro, tout comme les préoccupations qui hantent ses pages et dont l’écrivain a d’ailleurs clairement fait l’énoncé dans son discours de réception du prix Nobel, soulignant qu’elles avaient toujours été  au cœur de son œuvre et continueraient à l’être : « [L]es inégalités énormes […], les idéologies d’extrême droite, les nouvelles technologies génétiques, les progrès de l’I.A. et des robots qui créent de féroces méritocraties génératrices d’un quasi apartheid, un chômage massif y compris pour ceux qui font partie des élites professionnelles ».

Ces thèmes, présents donc dans Klara et le Soleil comme dans la plupart des romans précédents d’Ishiguro, sont abordés par le biais d’un narrateur à la première personne, isolé, marginal, sacrificiel, dépourvu de la capacité de comprendre parfaitement ce dont il fait l’expérience. Les données psychologiques du livre sont encore une fois semblables, avec des variations. Ainsi Klara, le robot, ressemble-t-elle par certains côtés à Stevens, le majordome des Vestiges du jour ou à Kathy, le « clone » d’Auprès de moi toujours. Comme eux, elle accepte une vie de dévouement, sans avoir la possibilité (ou, dans le cas de Stevens, le désir) de penser et de décider pour elle-même. Comme eux et plus encore qu’eux, elle ne perçoit pas toujours convenablement les choses, ici jusque sur le plan « physique » puisque, lorsqu’elle commence à manquer d’énergie solaire, ce qui l’entoure apparaît, de manière déroutante pour le lecteur mais pas pour elle, comme une série de cases, boîtes, pixels.

L’histoire racontée par Klara et le Soleil aurait donc pu, avec les multiples potentialités qu’elle contient, permettre d’évoquer de manière fructueuse et inventive les questions chères à l’auteur : l’artificiel et l’humain, la spécificité du vivant, la sensibilité et les valeurs de la société techno-industrielle, les possibilités de développement moral, culturel, affectif… Mais le livre y parvient mal parce qu’il embrasse ces questions de manière trop simple et directive, sans jamais se permettre d’être évasif, de simplement suggérer, sans se dégager d’une prose banale et appauvrie (sauf dans des passages peu satisfaisants sur le Soleil). L’utilisation d’un narrateur à la compréhension, au langage et à la sensibilité limités (le robot Klara) est sans doute délicate, et, comme de surcroît les autres personnages se montrent tout aussi limités et qu’aucune technique de mise en perspective ne vient donner de recul, le roman s’enferme dans une camisole simplificatrice.

C’est ce qui se passe, par exemple, lorsque, pour parler de l’humain, Ishiguro fait dire au père de Josie, lequel s’adresse à Klara qui a acquiescé pour « remplacer » Josie : « Croyez-vous au cœur humain ? Je ne me réfère pas simplement à l’organe, bien sûr. Je parle dans le sens poétique. Le cœur humain. Croyez-vous qu’une telle chose existe ? Cette chose qui rend chacun de nous spécial et unique ? Et à supposer que ce soit le cas. Ne croyez-vous pas que pour apprendre Josie comme il faut, vous devriez étudier non simplement ses traits particuliers, mais ce qui est enfoui en elle ? Ne devez-vous pas apprendre son cœur ? […] l’apprendre entièrement sinon vous ne deviendrez jamais Josie dans ce qu’elle a d’authentique ».

Hum ! Mais Klara, sans avoir de cœur humain « spécial », « unique » et « authentique », va réussir pour finir à incarner, semble-t-il, une vérité humaine intéressante et difficile : celle de l’obsolescence des parents. Car Klara, plus qu’un jouet ou une compagne, est une mère pour Josie : elle lui consacre son temps, son attention, ses soins, se sacrifie pour elle. Puis un jour, s’apercevant que Josie n’a plus besoin d’elle, elle se retire d’elle-même dans un cagibi, avant d’être définitivement mise au rebut lorsque la jeune fille part à l’université. Dans les dernières pages du roman, Klara se trouve dans une vaste décharge propre et bien organisée, d’objets divers, « la Cour » (une sorte d’EPHAD, somme toute) où, aux trois quarts détériorée, elle regarde passer le Soleil.

Dans l’inscription initiale, Ishiguro dédie Klara et le Soleil à sa mère, morte en 2019. L’auteur, contrairement à Josie, a-t-il souhaité la faire échapper à « la Cour », à l’abandon et à l’oubli ? Sans doute et c’est bien, mais feu Mme Shizuko Ishiguro, même reconnaissante, préfèrera peut-être, comme nous, certains autres ouvrages plus en clair-obscur de son talentueux fils.

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