Archives et manuscrits (9)
Le chercheur qui se penche sur l’éclosion des Fleurs du mal se trouve de prime abord confronté au « cimetière abhorré de la lune » évoqué dans « Spleen » : le dossier génétique baudelairien peut paraître pauvre, car privé de la plupart des premiers états manuscrits des poèmes.
Le processus de composition est si difficile à cerner chez Baudelaire que ces lacunes ont fait penser à une étrange fixité créative, comme si, dans sa jeunesse, il avait conçu ses poèmes dans leur forme définitive et publiée presque vingt ans plus tard. Plusieurs documents essentiels ont été perdus, comme un manuscrit calligraphié des Fleurs du mal, datant de 1850, ou les épreuves corrigées de l’édition de 1861.
Soucieux de protéger les secrets de son atelier et de ne publier qu’un produit parfaitement fini, Baudelaire avait affirmé qu’« insuffler au peuple l’intelligence d’un objet d’art » et de sa genèse est vain : « Mène-t-on la foule dans les ateliers de l’habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne ? Montre-t-on au public affolé aujourd’hui, indifférent demain, le mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu’à quelle dose l’instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l’amalgame de l’œuvre ? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l’art [1] ? »
De telles questions, venant apparemment contrarier les ambitions de la critique génétique, s’accordent avec les réflexions sur le travail « purement mental […] du processus de l’invention » proposées par Jacques Dupont et Claude Pichois dans L’atelier de Baudelaire (Honoré Champion, 2005) : « je ne suis donc pas partisan de la rature ; elle trouble le miroir de la pensée », écrit l’auteur des Conseils aux jeunes littérateurs.
Malgré ces scrupules, les manuscrits de Baudelaire laissent apparaître un véritable « partisan de la rature ». Il suffit de consulter le riche dossier des épreuves corrigées de l’édition originale des Fleurs du mal, constitué de mars à mai 1857, et dont la Bibliothèque de France a fait l’acquisition en juin 1998 [2], pour constater le soin minutieux que Baudelaire apportait à l’élaboration de sa poésie : aujourd’hui revêtu d’une reliure en maroquin noir doublé par Marius-Michel, ce recueil d’épreuves rassemble 160 folios, paginés jusqu’à 252. Si la quasi-totalité des placards corrigés n’ont pas été conservés, ces épreuves, truffées de ratures et parsemées d’observations manuscrites, montrent que, chez Baudelaire, la correction et même la révision typographique des textes contribuent à la création poétique.
Dès février 1857, le poète avait exigé « une épreuve-placard et une épreuve mise en pages [3] » des 250 pages d’impression qui constitueront ce volume de format gr. in-12 : ses interventions vont de la modification d’un mot ou de celle d’un vers aux questions relatives à la graphie et à l’organisation des espaces. Après l’impression et la publication des Fleurs du mal, en juin 1857, Baudelaire poussera la minutie jusqu’à corriger les dernières coquilles restées dans les exemplaires du recueil qu’il distribuera à ses amis et connaissances, et il ajoutera même une dernière strophe aux « Bijoux », dans le volume offert à Gaston de Saint-Valry (l’exemplaire de l’édition originale des Fleurs du mal recelant ce quatrain inédit a été mis en vente à l’hôtel Drouot, à Paris, le 22 novembre 2019).
L’étude de la genèse des poèmes intégrés à la seconde édition des Fleurs du mal réserve également quelques surprises. Lors de son séjour à Honfleur, en février 1859, Baudelaire écrit « Le voyage », grand poème placé en clôture du recueil, à la fin de la section « La mort », deux ans plus tard. Il fait alors composer le texte en placard, qu’il envoie, entre autres destinataires, à Barbey d’Aurevilly, Auguste Poulet-Malassis et Maxime Du Camp. À la fin de ce même placard apparaissent trois quatrains d’alexandrins, intitulés « L’albatros », dont Baudelaire n’avait jamais fait mention auparavant :
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, curieux compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches,
Comme des avirons, traîner à côté d’eux.
Le poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Ce court poème, comme le rapportera plus tard Ernest Prarond, aurait été « suggéré » à Baudelaire « par un accident de sa traversée » vers l’Inde, en 1841, interrompue aux Mascareignes [4]. La facture et les thèmes conventionnels de la composition, ainsi que ses échos hugoliens, semblent corroborer ce souvenir.
Charles Asselineau, destinataire de l’un des placards où se trouve « L’albatros », réagit aussitôt à l’envoi de Baudelaire : « La pièce de L’Albatros est un diamant ! – Seulement je voudrais une strophe entre la 2e et la dernière pour insister sur la gaucherie, du moins sur la gêne de l’albatros, pour faire tableau de son embarras. Et il me semble que la dernière strophe en rejaillirait plus puissante comme effet [5]. »
Sensible aux observations de l’ami, Baudelaire ajoute alors une strophe au poème, qui apparaît, manuscrite, dans deux placards, dits « placard de Rouen » (ayant appartenu à Flaubert) et « placard Du Bourg de Bozas » (où « curieux » est remplacé par « indolents ») :
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguères si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Construit par oppositions, rendu dramatique par l’emploi des exclamations, et contenant même un mot populaire (« brûle-gueule »), ce quatrain complète le poème. Son élaboration est un bel exemple de genèse collaborative : le poète, pourtant si jaloux des moindres détails de son texte, n’hésite pas à le modifier en suivant les conseils d’Asselineau. Publié d’abord dans la Revue française, le 10 avril 1859, « L’albatros » sera intégré à la seconde édition des Fleurs du mal, où il prendra place après « Bénédiction », en ouverture du recueil. Dans sa version finale, Baudelaire corrigera encore « poëte » en « Poëte » : universel, ce « diamant », selon le mot utilisé également par Flaubert [6], n’aura plus qu’à luire pour la postérité.
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« Projet de préface aux Fleurs du Mal » ; Baudelaire, Œuvres complètes, édition de Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 185.
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Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES P-YE-3006.
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Lettre de Baudelaire à Auguste Poulet-Malassis, 10 février 1857 ; Correspondance, édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, t. II, p. 374.
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Lettre d’Ernest Prarond à Eugène Crépet (octobre 1886) ; La jeunesse de Baudelaire vue par ses amis, lettres à Eugène Crépet, textes retrouvés par Éric Dayre et publiés par Claude Pichois, Nashville, W. T. Bandy Center for Baudelaire Studies. Vanderbilt University, 1991, p. 77.
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Lettre de Charles Asselineau à Baudelaire (25 ou 26 février 1859) ; Lettres à Charles Baudelaire, publiées par Claude Pichois avec la collaboration de Vincenette Pichois, Neuchâtel, À La Baconnière, coll. Langages. Études baudelairiennes, 1973, p. 18-19.
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Lettre de Flaubert à Baudelaire, (février 1859) ; ibid., p. 154.