Certains livres prennent le monde contemporain à bras-le-corps en inventant une forme et une langue pour le dire. Bien que les romans de Jeremie Brugidou, Sabrina Calvo et Thomas Giraud soient très différents, ils partagent une écriture en mouvement, en recherche, propre à exprimer les écarts, les failles, les échecs, mais aussi les transmissions et les circulations, plutôt qu’à orner l’évidence. Même s’ils s’emparent de thèmes plutôt sombres – le réchauffement climatique et le rudoiement du vivant pour Ici, la Béringie, l’aliénation et la répression dans Melmoth furieux, la solitude et le deuil dans Avec Bas Jan Ader –, ce sont trois romans enthousiasmants, humanistes par ce qu’ils arrivent à exprimer de lien et de fraternité grâce à des formes inattendues.
Jeremie Brugidou, Ici, la Béringie. L’Ogre, 208 p., 19 €
Sabrina Calvo, Melmoth furieux. La Volte, 288 p., 18 €
Thomas Giraud, Avec Bas Jan Ader. La Contre Allée, 192 p., 18 €
Dans les régions boréales, dégelant le permafrost, le réchauffement révèle des dépouilles d’animaux millénaires tandis que la fonte des glaces hausse le niveau des océans. Ce double mouvement de dévoilement et d’engloutissement constitue le moteur du premier roman de Jeremie Brugidou, Ici, la Béringie. La cohérence du livre tient aussi à l’espace évoqué par le titre : cette région qui, lors de la dernière glaciation, réunissait à l’air libre l’Asie et l’Amérique de part et d’autre du détroit de Béring. Cette terre submergée, séparée, bouleversée en profondeur par une montée des eaux, devrait nous servir à la fois de mémoire et d’annonce, d’avertissement et d’enseignement, laisse entendre le roman. Jeremie Brugidou montre l’intérêt de faire de confins un passage, les changements qui s’annoncent devant également être l’occasion de redéfinir nos rapports à la nature, de nous adapter avec souplesse.
Une forme romanesque dynamique entremêle trois époques et trois récits. 13 000 ans avant notre ère, Sélhézé perçoit que l’océan – qu’elle ne connaît pas – approche et elle cherche les moyens de préparer les siens à un environnement bouleversé. En 1946, le botaniste Hushkins profite de la brève détente des relations américano-soviétiques pour chercher dans la péninsule des Tchouktches la preuve qu’elle ne formait qu’un avec l’Alaska grâce à la comparaison des pollens actuels et fossiles. Il veut surtout ainsi se montrer fidèle à la mémoire de sa femme, Diane, qui lui avait soufflé cette grande idée. Vers 2050, Jeanne, spécialiste des fouilles archéologiques d’urgence, est chargée de l’étude d’une structure monumentale en côtes de baleine et défenses de mammouths mise au jour par la construction d’un « magnétopont » au-dessus du détroit. Parallèlement, elle cherche des traces de son frère disparu, ethnologue ayant viré militant « arpentant les terres abîmées pour partager les luttes [et] cicatriser les entailles pétrolifères ».
Par-delà le temps, les liens se tissent grâce à des carnets de terrain passant de main en main : de Diane à Hushkins, de celui-ci à son assistant Myza, autochtone secrètement en lutte pour rendre ses terres ancestrales à son peuple, jusqu’au frère de Jeanne, puis à la jeune archéologue. Jeremie Brugidou inscrit l’Histoire dans le roman : l’opposition montante entre l’URSS et les États-Unis crée chez Hushkins et ses assistants un sentiment d’urgence à la hauteur de celui provoqué par la montée des eaux, aussi bien pour Sélhézé à la Préhistoire que pour Jeanne dans notre futur. Le récit transmet ce sentiment d’un monde en transformation, instable, grâce à des images condensant une violence pragmatique et la poésie du vivant et du temps : « Des dragages robotisés sous le plancher océanique ont dégagé récemment tout un corps de fauve, tellement bien conservé dans la glace sous les sédiments qu’il a comme bondi hors de la fosse d’extraction ».
Cette expression du temps compté, de la nécessité de s’adapter, se retrouve dans certains motifs liant changement et communication : en particulier celui du son des tambours, aux trois périodes : « Les tambours ont de très anciennes fonctions et ont toujours servi d’intermédiaires. Maintenant, il semble qu’un nouveau canal se soit créé pour communiquer entre familles à chants rythmiques différents au sujet des transformations des territoires qu’elles partagent ». Ce passage fait référence à l’exclusion des Tchouktches de leurs terres par le pouvoir soviétique lors de la création d’une zone militaire en 1946. Les pêcheurs n’ayant pas pris au sérieux les ordres d’évacuation perdent leurs têtes, fichées sur leurs propres harpons en bordure de la zone interdite.
La violence traverse Ici, la Béringie à différents niveaux : dans les fouilles de Jeanne en 2050, pratiquées avec des pompes à haute pression rappelant la technique de la fracturation hydraulique, mais aussi contre d’autres populations autochtones, déplacées lorsque est institué un « Pleistocene Park », renommé « Beringia Park », pour abriter une faune préhistorique « réincarnée » par clonage. Loin de manifester un angélisme écologiste, le roman dénonce la conception « d’une nature séparée de l’humain, qu’il faudrait protéger de l’ignorant, de l’indigène » et n’élude pas les contraintes économiques de la recherche scientifique.
Cependant, Jeremie Brugidou montre surtout la vitalité de l’impureté, du mélange, « des bricolages locaux et amoureux ». Caïmœn, un des personnages les plus intéressants, est à la fois scientifique et trafiquant, autochtone et blanc. Descendant de Joy, pilote qui en 1946 faisait le lien entre les deux rives du détroit et entre les différents groupes de résistance, il développe la « biomythologie transpèce », fondée sur « des formes de symbioses méconnues entre les grands règnes », il est prêt à « se plonger dans une création massive, brute et impure » pour ressusciter un chamanisme adapté à son époque et ainsi vraiment libérer la vie de la Béringie.
L’ambiguïté caractérise les personnages : Myza le résistant autochtone se sert d’Hushkins, Jeanne a conscience que ses fouilles d’urgence légitiment les grands travaux qui détruisent l’environnement. Ces ambivalences sont positives dans la mesure où elles favorisent des liens. Jeremie Brugidou décrit ainsi un groupe préhistorique structuré par des fonctions très précises, ce qui oblige ses membres à collaborer. Sélhézé est une « Qui-collecte », attentive aux signes tangibles, mais aussi aux rêves, aux impressions, aux intuitions, qui doivent être interprétés par les « Qui-racontent ». Entre les différentes fonctions, les « Nodes » font le lien : « déjà impure par sa fonction nodale, elle est le rouage altérable qui fonde les alliances ». À la fois anthropologue et artiste, Jeremie Brugidou utilise, pour raconter le groupe de Sélhézé, un vocabulaire spécifique – il ne parle jamais de « peuple », de « clan » ou de « tribu » mais de « collectif » –, ce qui, paradoxalement, permet au lecteur contemporain de ressentir l’étrangeté de ces humains de la Préhistoire.
Cette nécessité du mélange, des échanges, des croisements, touche également la science. Hushkins cherchant à prouver l’existence de la Béringie est guidé par Jeanne, par ses fouilles, essaie de « remonter les écheveaux du temps pour pister une source narrative, un écho du monde de celles et ceux qui ont vécu ici ». Les classifications d’Hushkins, ses noms, ne sont rien sans les histoires de Joy et surtout de Diane pour le guider, rendant son savoir opérant. Sciences et récits se nourrissent.
La réussite d’Ici, la Béringie tient à la manière dont l’écriture de Jeremie Brugidou tisse des connexions entre ce qu’on a l’habitude de tenir pour séparé – périodes, règnes, disciplines scientifiques – et au fait qu’il arrive à évoquer tout un espace-temps, avec sa flore et sa faune – des champignons aux mammouths – à travers les histoires de ses personnages, tout en esquissant une autre façon à la fois d’habiter le monde et de raconter.
Le réseau, la toile – tels les pièges lumineux que filent certaines larves cavernicoles pour attraper les insectes –, peut définir la forme d’Ici, la Béringie. Or on retrouve ce motif dans Melmoth furieux de Sabrina Calvo. L’héroïne, Fi, est couturière. Elle crée des vêtements par choix, comme une activité qui lui permet d’être elle-même, de donner sens à sa vie et d’être fidèle à ses disparus – sa grand-mère et son frère.
Melmoth furieux se déroule dans une uchronie, une France qui ressemble beaucoup à la nôtre, mais en un peu plus dystopique encore. L’histoire de Fi se déroule dans une enclave utopiste, une nouvelle commune installée à Belleville et encerclée par la police de « la Métrique », système politique issu du nôtre, associant numérique et répression. L’utopie est fragile, comme Fi elle-même, qui a vu une autre tentative de société alternative, « L’Orée du bois », être écrasée : « j’avais regardé les tracteurs défoncer mon intimité, impuissante à pouvoir réclamer ma maison ». Surtout, son frère, Mehdi, employé d’Eurodisney, le jour de l’inauguration en 1992, s’est immolé par le feu.
Depuis, Fi oscille entre rage, espoir et angoisse, l’envie « d’aller brûler Eurodisney » montant comme une vague qui finit par vous faire boire la tasse. Les blessures et la force de Fi infusent une prose syncopée, familière et poétique, épousant ses états d’âme à la manière d’un tissu se gonflant et se creusant tour à tour, un drapeau ondulant dans la fumée ou une des robes invraisemblables qu’elle invente. Cette langue fiévreuse emprunte à la fois aux banlieues – d’où vient Fi – et à la littérature du XIXe siècle. L’intrigue, pavée de conspirations secrètes, de sombres repaires et de fantastique horrifique, s’abreuve aux romans-feuilletons, mais remis à neuf, comme la Commune de Belleville actualise celle de 1871. Sabrina Calvo va aussi voir du côté du Moyen Âge puisque, si une belle guerrière androgyne se nomme Gwynplaine, l’autre personnage central s’appelle Villon. Il use d’un langage personnel presque aussi difficile et inventif que celui du poète. Fi héberge des enfants perdus qu’elle entraîne derrière elle à l’attaque d’Eurodisney, dans une expédition dont la ferveur évoque explicitement, par le terme de « pueri », les croisades populaires du XIIIe siècle. Les époques se brouillent, comme les faits et les songes : on ne sait pas si le siège du parc d’attractions a vraiment lieu ou si ce n’est qu’un espoir, un rêve de Fi.
Le véritable rôle de Villon apparaît peu à peu. Être à la « chair de conte de fées », ami imaginaire, il est fait d’« essence magique pure. De la poésie physique qui se manifeste depuis la matière elle-même ». Le texte avance au gré des coups reçus et donnés, d’impulsions qui le rendent tour à tour épique ou pathétique, selon le rythme de « la marée du vivant qui se jette inlassablement ». Le sens se construit petit à petit, à mesure que se précise l’histoire de Mehdi, embauché pour coudre les costumes d’Eurodisney, et qui, né fille, dut dans le parc subir la norme, « répondre avec la bonne grammaire, la bonne syntaxe » de son identité d’origine. À l’inverse, le texte de l’autrice s’écrit avec des accords majoritaires féminins et une fluidité des genres grammaticaux comme des amours.
Dans la Commune de Belleville, ce roman n’occulte rien des difficultés qui menacent le collectif, notamment les doutes, les fatigues et les envies de repli sur soi ou de réalisation individuelle de l’héroïne. Mais on lit aussi tout le bouillonnement sororal et fraternel, les stimulations et les réalisations qui naissent de la mise en commun. Melmoth furieux met en scène une guerre des imaginaires, dans laquelle Eurodisney concentre les « convergences d’oppressions », les « murmures derrière le voile de la propagande », une uniformisation et une pétrification des fictions, contre lesquelles luttent les personnages. Le titre du roman renvoie évidemment au héros de Maturin et à la nouvelle de Balzac. Cependant, ici, Melmoth ne désigne pas un personnage mais une organisation, un principe dirigeant secrètement l’entreprise de dévitalisation des imaginaires de « la Souris Noire », dont les stéréotypes – cœurs et rose princesse – frappent particulièrement les filles.
La Commune de 1871 et ses pétroleuses, Villon, Balzac, Hugo, Dickens, la musique de Sonic Youth, Bauhaus, Cure ou la Makhnovtchina d’un côté ; « une soupe de sourires et de personnages de logos barbouillés de coupes ratées […] du jus de machine du tissu débité à la hâte pour habiller des robots des drones », de l’autre : suivant la révolte de son héroïne, Melmoth furieux conte la créativité de la vie, y compris dans ses accrocs et ses excès, selon une langue bâtarde, gouailleuse et inquiète, souple et parfois abrupte, pour dire l’invention d’une société hors des autoroutes de l’imaginaire.
Au premier abord, Avec Bas Jan Ader peut paraître à l’opposé du roman précédent, et pourtant Sabrina Calvo et Thomas Giraud partagent le même souci d’une écriture vive, au plus près du sujet. Dans le cas du deuxième, cela se traduit par une langue qui, dans la continuité des précédents livres de l’auteur, La ballade silencieuse de Jackson C. Frank et Le bruit des tuiles, tend superbement à l’épure.
Bas Jan Ader fut un artiste conceptuel minimaliste néerlandais dont la figure favorite, répétée dans de nombreuses photos et vidéos, était la chute. Le roman de Thomas Giraud imagine, à partir du peu d’éléments connus, et en s’y limitant strictement, ce qui put l’amener à ce choix. En 1975, à trente-trois ans, Bas Jan Ader entreprit la deuxième étape d’une performance : après une marche de nuit dans Los Angeles, la traversée de l’Atlantique. Pour cela, il choisit un bateau de 3,81 m, qu’il jugeait lui-même « inapproprié pour une telle traversée ». 3,81 m, c’est à peine la longueur d’une petite pièce. Sur les photos avant le départ, l’artiste paraît déborder de son embarcation, prête à se renverser sous lui. Le manque de place ou une autre raison l’ayant empêché d’emporter tout moyen de communication ou d’enregistrement, on ne sait rien de son voyage. Plusieurs mois plus tard, son bateau fut retrouvé au large de l’Irlande, vide, à l’exception d’une boîte contenant ses papiers d’identité.
Avec Bas Jan Ader insiste sur la façon dont la vie et l’œuvre de l’artiste sont marquées par la disparition, l’effacement – il le représente aux Beaux-Arts trouvant sa voie en gommant inlassablement une feuille blanche. Pour cerner un personnage énigmatique, à la biographie si évasive, l’auteur choisit la forme d’un dialogue sans réponse, s’adressant à lui à la deuxième personne, moyen de se tenir au plus près de lui, d’approcher l’intime, puisque c’est ce qui est en jeu : partager l’inexplicable.
Thomas Giraud ne cherche pas à remplir les blancs d’un personnage fuyant, il montre au contraire les creux entre les événements. Il relie l’attrait de Bas Jan pour la chute, l’évanouissement, à la mort de son père, exécuté par les nazis pour avoir caché des juifs, mais il évite la psychologie. Il s’agit de rendre sensibles des fragments, des tendances, des attirances. Comme l’artiste cherchait à capter par la photographie ou le film le « moment où l’on perd pied », le romancier essaie de l’écrire en gommant, en dépouillant jusqu’à atteindre l’essentiel.
Qu’est-ce qui a poussé Bas Jan Ader dans sa folle tentative ? L’espoir d’un miracle, comme le sous-entend l’intitulé de la performance, In search of the miraculous ? Ou la volonté de se perdre ? Celle d’aller au bout de sa démarche en terminant par une chute majuscule, une vraie disparition ? Nous ne pouvons pas le savoir. Thomas Giraud fait la part de l’inconnaissable et pourtant du commun chez l’autre. Grâce à une écriture précise et sensible, une écriture de l’humilité, dépouillée jusqu’au murmure, il parvient à cerner par l’empathie ce que l’expérience a d’universel, à faire de Bas Jan Ader un frère : « celui qui chute et celui qui pleure […] c’est toi et c’est tout le monde en même temps, tous ceux qui tombent, tous ceux qui pleurent ». Rarement un roman aura été aussi minimaliste pour établir un lien inespéré entre l’auteur, le personnage et le lecteur par la délicatesse d’une langue.
Jeremie Brugidou écrit le passage et le changement, Sabrina Calvo l’élan et l’espoir, Thomas Giraud la disparition et l’art conceptuel, mais chacun trouve une écriture et une forme pour les articuler à la circulation, à l’échange, à l’attention aux autres, animaux et plantes, femmes et enfants, ou à un homme solitaire qui pourrait être chacun d’entre nous et qu’il ne faut pas laisser dans le néant de l’incompréhensible.