Retour à la mère

Depuis 1991, Catherine Millot, psychanalyste et écrivain, publie un ouvrage tous les cinq ans dans la collection « L’Infini », dirigée par Philippe Sollers. Elle fabrique avec la régularité d’une tisserande une œuvre passionnante, suscitée à l’origine par des lectures assidues de Georges Bataille et de Maître Eckhart, que Bataille lui-même lisait avec passion. Elle vient de publier Un peu profond ruisseau…, récit lié autant à l’épidémie du covid qu’à sa mère.


Catherine Millot, Un peu profond ruisseau… Gallimard, coll. « L’Infini », 112 p., 10 €


Explorant avec la même intensité que Georges Bataille la façon dont nos modes d’existence n’expriment rien d’autre, au bout de leurs discours, que l’infini, l’inconnu, le vide, Catherine Millot rappelle cette Femme assise dont les mains tiennent le vide, représentée par Giacometti en 1934 : par un jeu d’enquêtes sur ses propres expériences renforcées par des lectures très précises, données au lecteur comme autant de lumières pour avancer dans le noir, elle préserve un espace de protection du vide, valeur essentielle où l’espace et le temps trouvent à la fois leur origine et leur destinée. Dans ce vide gît l’extase.

Laborieuse comme ces paysans dont Michelet dit qu’ils n’étayaient leurs vignes qu’avec les os des morts, mais compromise aussi profondément dans ce qu’elle essaie de nous décrire, elle-même étai du vide, Catherine Millot préserve avec soin, à côté de son activité de psychanalyste, une mise en disponibilité, le loisir de suivre à sa guise « je ne sais quel fil dans le labyrinthe de mes pensées les plus obscures », dépensant obscurément son temps à consumer cette vie rêvée et surnuméraire des êtres qui passent leur vie à lire au lit, à la limite de la « clinophilie ».

Un peu profond ruisseau…, de Catherine Millot : retour à la mère

« Femme assise dont les mains tiennent le vide » d’Alberto Giacometti, à la fondation Maeght © Yaël Pachet

Les pensées de Catherine Millot reviennent encore et toujours, avec une patiente obstination, à l’expérience de l’extase, c’est-à-dire au mystère d’une « grande et mystérieuse ouverture » à laquelle elle accède, par moments, « avec la sérénité de quelqu’un qui dort à la belle étoile » ou aperçoit « par inadvertance, le lieu de [sa] propre absence, sa paix profonde » et explore le mystère peut-être encore plus grand d’y accéder comme au bout d’un chemin d’angoisse : « n’est-ce pas l’essence même de la conversion de la détresse en Gelassenheit qui me faisait énigme ? ».

La Gelassenheit est une notion essentielle de la mystique de Maître Eckhart, un « désencombrement » de soi pour mieux accueillir la pensée de Dieu, une recherche du néant qui valut au maître rhénan une accusation d’hérésie mais qui n’est pas sans faire penser au bouddhisme, et même à ce que Freud a repris du principe de nirvâna, suggérant une liaison profonde entre le plaisir et l’anéantissement. En conduisant le moi à laisser toute la place à Dieu, la pensée mystique offre un chemin possible vers une connaissance éblouissante dans le respect du principe de ce que Bataille appelle le « non-savoir ». Henri Michaux, Bataille, Beckett… nombreux sont les écrivains qui ont cherché à connaître sans savoir et à déjouer la férule du langage.

Un peu profond ruisseau… paraît cinq ans après La vie avec Lacan où Catherine Millot racontait sa relation avec ce maître de la psychanalyse qui ne se disait pas un maître tout en l’étant quand même : « j’avais attendu de lui une sorte de clef supérieure, qui dise “le vrai sur le vrai”, selon la formule d’un de ses élèves… Il ne fallait pas compter sur lui pour prendre la place de cet “Autre de l’Autre”, dont je savais bien pourtant qu’il avait dit qu’il n’existait pas ». Dégagée du récit de cette relation avec Lacan qu’elle avait refusé longtemps de livrer, elle revient comme libérée d’un devoir de mémoire. Et c’est peut-être précisément ce qui lui permet d’atteindre un autre souvenir, plus essentiel : celui du désir de mort, jamais clairement exprimé mais terriblement puissant, éprouvé par sa mère à son encontre. Quelque chose de la vie intime de Catherine Millot qui avait été préservé jusqu’à ce dernier livre s’ouvre à la faveur de ce qui ne paraît au départ qu’une toute petite blessure narcissique, à peine une égratignure sur la peau lisse de sa psyché, pourtant, selon elle, lavée de l’anxiété par les grâces de la cure psychanalytique.

Au tout début d’une crise du covid qui s’ignore encore, Catherine Millot ressent les premiers signes d’un affaiblissement. Une première visite aux urgences ne donne rien. Elle rentre chez elle, sans avoir été testée, et sent ses forces l’abandonner. En réalité, l’air de rien, elle est en train de mourir. Le virus a annihilé « les réflexes qui accélèrent la respiration quand l’oxygène dans le sang vient à manquer. On appelle cela, paraît-il, “l’hypoxie heureuse” ». Même dans l’extrême danger, le bonheur, c’est-à-dire une certaine façon de rythmer sa vie, s’impose : « J’ai eu une vie “confortable”, me disais-je. S’associait à cette idée de confort le souvenir des séjours dans les villes d’art, les bons hôtels. Je m’étonnais de ce mot : le confort n’avait pourtant jamais fait partie de mes valeurs. Croyais-je. Il m’apparaissait que cela avait gouverné mes choix de vie beaucoup plus que je ne le pensais, le rythme de vie, les lieux de vie. Surtout le rythme, que j’avais toujours défendu envers et contre tout. »

Ce rythme, cette tranquillité, est une façon de ne pas se ruer sur le savoir mais aussi une façon de prendre, non pas de vitesse, mais « de lenteur » les ruses du langage : « Pour connaître la volonté de Dieu, il faut être bien reposé… comme on laisse rasseoir l’eau troublée pour voir ce qui est au fond », disait Jeanne Guyon, une des grandes figures de la spiritualité avec Simone Weil et Etty Hillesum, héroïnes discrètes d’une certaine façon de plonger au dedans de l’être, auxquelles Catherine Millot a consacré ce chef-d’œuvre qu’est La vie parfaite (2006). Ce confort, cette vie qui apparaît « bizarrement comme quelque chose de “rond” », cette eau qu’on laisse se rasseoir, voilà qui décrit une façon d’être dans sa pensée et dans son corps qui pourrait sembler à l’opposé des tourments spirituels et physiques de Bataille. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si Bataille est fasciné par la dramatisation de la vie, s’il proclame que « l’angoisse n’est pas moins que l’intelligence le moyen de connaître », si l’expérience pour lui « est la mise en question (à l’épreuve), dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être », le chemin de Catherine Millot traverse les mêmes espaces extatiques où le moi se défait de lui-même, comme « une fille enlève sa robe » et se baigne nue dans l’infini du vide.

Un peu profond ruisseau…, de Catherine Millot : retour à la mère

Catherine Millot © Francesca Mantovani/Gallimard

La différence, c’est le rythme : Bataille nous dit (dans L’expérience intérieure) qu’il « est des heures où le fil d’Ariane est cassé : je ne suis qu’énervement vide, je ne sais plus ce que je suis, j’ai faim, froid et soif ». Et puis, soudainement : « À la traversée de la rue du Four, je devins dans ce “néant” inconnu, tout à coup… je me ruai dans une sorte de ravissement. » On trouve des expériences similaires chez Catherine Millot, avec une attention très fine aux passages secrets de l’angoisse (assimilée par elle au sentiment vulgaire d’être le petit propriétaire d’un moi) au ravissement, d’un état du moi à ce que Musil appelait « l’autre état », mais c’est alors, figure impressionnante, toute l’intériorité qui se retourne : « Cette impression d’un dehors sans dedans, comme si l’on était entièrement retourné, de sorte que l’intérieur lui-même est devenu extérieur » (O Solitude, 2011).

Cette image de la bouteille de Klein, d’un intérieur circulant comme un extérieur, cette joie d’une topologie toute renversée, est récurrente dans l’œuvre de Catherine Millot, que l’on peut d’ailleurs parcourir comme si l’on montait et descendait les escaliers de Maurits Cornelis Escher : quel que soit le chemin d’ascension ou de déclin, on arrive à la fois plus haut et plus bas. Comme le dit si bien Florence Vatan à propos de Musil et de « l’autre état », qui est le nom que Musil ou plutôt son personnage Ulrich dans L’homme sans qualités donne à l’extase : « l’extase est un état où les extrêmes se touchent. Seule la figure de l’oxymore semble en mesure d’en rendre compte : la plénitude côtoie le vide, l’aveuglement est visionnaire, le mouvement s’allie l’immobilité… à son plus haut degré d’incandescence, l’extase conduit à un état d’indifférence ». Comme Ulrich, Catherine Millot explore l’expérience de l’extase avec une conscience intellectuelle et les outils de la pensée discursive, ce « valet de l’expérience » pour reprendre les mots de Bataille. Et comme Ulrich qui examine les voies de la sainteté « en se demandant si l’on pourrait y circuler en voiture », c’est-à-dire de façon confortable, Catherine Millot nous emmène pas à pas dans cet autre état, à une peau près de la schizophrénie, en nous préservant de cette dernière.

Reprenons le récit d’Un si peu profond ruisseau… qui ouvre le livre. Une voisine, inquiète, lui sauve la vie en rappelant un médecin de nuit qui l’expédie à nouveau à l’hôpital où l’on prend enfin au sérieux ses symptômes. « Je me retrouvai seule avec l’idée que j’allais peut-être mourir, qui me laissait étrangement sereine. Il était deux heures du matin. Je regardais le local exigu dans lequel je me trouvais et me disais qu’il y avait, certes, des lieux plus “sexy” pour mourir. C’était le mot qui me venait. Mais tout exigu qu’il fût, il me reliait au vaste monde et à une humanité en péril, sous le coup de la menace de mort que faisait planer ce virus dont j’étais atteinte. » Là est « l’égratignure » par laquelle la mort déloge sans façon l’érotisme. Catherine Millot y cède avec la même grâce que ses grandes amies Jeanne Guyon, Simone Weil et Etty Hillesum : « Grandes orales. Dans le langage des pulsions, le oui se dit avec la bouche. Dire oui, c’est prendre en soi, accepter à l’intérieur, recevoir, accueillir, c’est aussi être reçue, être accueillie, être prise. “J’ai besoin d’être prise”, disait Simone Weil en parlant de Dieu. Elles se refusent à refuser, elles veulent être tout oui. »

Les conditions sont alors remplies pour une expérience inédite : « Il y avait, dans cette aventure, de l’ancien – le danger de mort et le sauvetage – et du nouveau : ni angoisse ni extase, l’expérience du dénuement et celle du dénuement de la pulsion de vie, laquelle n’est pas moins énigmatique que la pulsion de mort. »

Après deux mois à batailler avec le covid, Catherine Millot retourne s’occuper de sa mère.  « Elle eut cent ans le jour où je me retrouvai aux urgences de Cochin, la première fois […] Hospitalisée et ensuite très affaiblie, je ne revins la voir que deux mois après. Pour ne pas l’inquiéter, on ne lui avait pas dit que j’étais malade. Quand je la revis, j’essayai de le lui expliquer, mais j’eus l’impression qu’elle ne comprenait pas. Elle me souriait moins. Peut-être m’en voulait-elle de cette longue absence. Quelque temps après, un matin, elle sombra brusquement dans une sorte de coma. » Le dénuement où se retrouve Catherine Millot à l’hôpital la relie à celui de sa mère : « C’était étrange de me retrouver au même point qu’elle, dans la faiblesse et le dénuement, à vingt-cinq ans d’écart. Elle avait horreur qu’on lui fasse la toilette et criait tout au long, sans qu’on sache si c’était la pudeur ou la douleur d’être manipulée. »

Différences de cris, de rythmes, d’intensités peut-être, mais ces expériences sont similaires ; ce retour à la mère fait resurgir un Lacan indélogeable malgré le travail de La vie avec Lacan et permet d’accueillir une mère vieillissante, figure emblématique des victimes collatérales du covid qu’on n’a pas eu d’autre choix que de laisser seules. « Même en dormant à moitié, elle ouvre grand la bouche pour accueillir la nourriture. Bouche grande ouverte » : ce retour à la mère passe par une douleur pour atteindre une complicité inattendue. Le mystère de la conversion de la détresse n’est pas élucidé, mais, dans le vide, la bouche de la mère a retrouvé sa place.

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