Dialogue avec Dante et quelques autres

Sept siècles avec Dante

En quête d’une voie « socialiste » qui échappe à la « barbarie » stalinienne, Claude Lefort a beaucoup tâtonné. Comme il ne prétendait pas déjà savoir, il cherchait et il a ouvert des pistes de réflexion qui restent stimulantes. Le volume qui paraît ces jours-ci, onze ans après sa mort, met en évidence la pluralité de ses lectures politiques, au centre desquelles apparaît la figure de Dante. Car le poète de la Divine Comédie fut aussi, en latin, un théoricien politique comparable à Machiavel et à La Boétie.


Claude Lefort, Lectures politiques. De Dante à Soljénitsyne. Édition de Claude Mouchard. PUF, 432 p., 26 €


Après la Libération, le durcissement de la guerre froide pousse les intellectuels à s’enfermer dans une alternative entre l’obéissance au dogmatisme communiste et le ralliement au supposé camp de la liberté. Claude Lefort, cofondateur du groupe « Socialisme ou barbarie » avec Cornelius Castoriadis, est de ceux qui refusent le simplisme de cette alternative. Le nom même de ce groupe antistalinien est repris de Rosa Luxemburg. S’en prendre au stalinisme en se référant à la théoricienne du conseillisme n’est pas la même chose que se proclamer adversaire du « totalitarisme ». C’est moins simple car il s’agit de chercher à dégager une pensée politique nouvelle. Ce sont les tâtonnements mêmes de ces esprits libres qui nous importent après coup, quoi que l’on puisse penser de ce qu’aura été l’idéal socialiste.

L’inconfort de cette position politique fait tout l’intérêt de la démarche de pensée d’un Claude Lefort. Quand d’autres disposent de clés propres à ouvrir toutes les portes, il multiplie les lectures aussi variées qu’inattendues. On n’est pas étonné que l’auteur d’une somme consacrée à Machiavel s’efforce de penser la Révolution avec Michelet et Edgar Quinet, ni qu’il s’intéresse à La Boétie. On peut comprendre qu’il aille aussi voir du côté de conservateurs aussi avérés que Guizot ou de libéraux comme Tocqueville. Il est plus surprenant de le voir décortiquer la pensée politique de Dante.

Lectures politiques. De Dante à Soljénitsyne, de Claude Lefort

Dante défend l’unité incarnée par le roi des Romains Henri VII, élu par les sept princes-électeurs en 1308. Image issue du « Codex Balduini » (vers 1340) © D.R.

On doit à Lefort la publication d’une nouvelle traduction (par Michèle Gally) du De Monarchia dans la collection « Littérature et politique » qu’il dirigeait en compagnie, entre autres, de notre ami Pierre Pachet. Ce n’était pas la découverte d’un inédit : ce traité figure dans la magnifique édition des œuvres complètes de Dante réalisée par André Pézard pour la Pléiade. Mais ce fut l’occasion d’un dialogue. Lefort ne cherche pas à expliquer Dante, ni même à le considérer d’un point de vue de philosophe ou d’historien du Moyen Âge. Son texte n’est pas une étude de portée comparable à celle de son Travail de l’œuvre. Machiavel, ce n’est pas non plus une simple préface : sa longueur est à peu près égale à celle du livre de Dante. Celui-ci apparaît comme un penseur politique non moins moderne qu’un autre et dont les positions trouvent un écho dans les problèmes politiques que l’on peut se poser à la fin du XXe siècle. Il ne s’agit certes pas de chercher des correspondances terme à terme entre la question communiste et le conflit du pape et de l’empereur – même si certaines thématiques peuvent se ressembler – mais de se demander ce qu’il peut en être du gouvernement d’un seul.

Lisant De Monarchia, Lefort adopte un point de vue politique lorsqu’il discute les analyses de ces deux grands lecteurs que furent le philosophe catholique Étienne Gilson et le « savant et subtil » Ernst Kantorowicz. L’illustre thomiste s’intéressait à Dante en tant que penseur médiéval ; l’auteur des Deux Corps du roi consacrait au De Monarchia une part importante de son grand ouvrage.

Il est probable que Dante écrivit ce libelle en 1311, au moment où l’empereur Henri VII venait en Italie pour se faire couronner par le pape. On était donc encore dans le conflit entre guelfes et gibelins. Il serait trop simple de dire que les uns sont partisans de l’empereur et les autres du pape : les guelfes sont eux-mêmes divisés entre Blancs et Noirs qui se sont affrontés militairement dans Florence. Dante dut s’exiler en tant que guelfe blanc, et il ne bénéficia pas de l’amnistie que décidèrent les Noirs après leur victoire, peut-être parce qu’il pouvait paraître un peu trop proche des gibelins – comme pourrait en témoigner son De Monarchia. Encore que l’on puisse juger que son souci premier était de « soustraire Florence à la redoutable tutelle du pape ». Si l’empereur avait pu se faire couronner par le pape, ces deux grandes puissances auraient été réunies en une seule, une telle unité étant en fait ce qui importait à Dante. Lefort estime qu’il était aussi illusoire de soutenir le faible Henri VII qu’il le serait deux siècles plus tard pour Machiavel de mettre en valeur la personnalité de Lorenzo de’ Medici. Mais cela n’a guère d’importance car « Henri VII est un prête-nom. […] Le vrai nom de l’empereur est le nom d’Un ». Le vrai but de Dante est de « forger l’idée d’une civilitas du genre humain », ce que l’on peut traduire par « société civile ». La seule société universelle dont on eût alors l’idée était la chrétienté, idée qu’il s’agissait donc de laïciser. Dante va plus loin encore car il voit cette civilitas universelle réalisée dans l’Histoire, avec l’empire d’Auguste, ce « divin monarque » sous le règne de qui apparut le Fils de Dieu, apparition dans laquelle on peut voir le « signe de sa gloire ».

Lefort discerne dans ces pages du De Monarchia « un principe sur lequel se fondera la philosophie moderne de l’histoire ». Dans les considérations sur le droit qui se révèle dans l’usage de la force, il voit une « anticipation » de la thématique hégélienne de la ruse de la raison. Constatant que Rome « apparaît comme l’acteur qui donne sens à l’histoire entière » et que cette nation « a accompli la promesse que contenaient les luttes pour l’empire du monde », il peut voir dans son succès « une sorte de fin de l’Histoire » au sens de son accomplissement.

Lectures politiques. De Dante à Soljénitsyne, de Claude Lefort

Dante écrit « De Monarchia » alors que le pape couronne Henri VII, en 1311 © D.R.

À ce compte, on comprend aisément que Lefort parle d’une « modernité de Dante » même s’il n’oublie pas que ce livre « porte l’empreinte de la pensé médiévale », l’important étant que l’on ne néglige pas tout ce qu’il annonce, à commencer par la réflexion des humanistes florentins et de tous ceux « qui ont gagné du premier ébranlement de la théologie politique chrétienne et de la philosophie politique antique le pouvoir de chercher à leur tour un commencement ». Si le De Monarchia ne fut pas oublié des générations suivantes, c’est qu’il « contenait autre chose qu’une théorie de l’Empire ». Il avait « ouvert un nouveau champ à la pensée, donné figure à l’humanité, brisé l’image d’un temps cyclique, rendu sa dignité à la vie sur terre et réhabilité pleinement la part en elle de la vita activa, sans cesser de se faire la plus haute idée de la vita contemplativa ». Après avoir nourri la pensée des humanistes, cette œuvre a « excité l’imagination des princes dans l’Europe moderne et induit à une réflexion sur le mythe de l’Un ».

La trace de ce traité est perceptible même chez ceux qui s’y opposent. Machiavel en paraphrase le prologue au début de ses Discours ; La Boétie le prend pour cible dans le véritable « Contr’un » qu’est son Discours de la servitude volontaire. Lefort voit cette œuvre « travailler » de siècle en siècle, aussi bien dans les « débats théologico-politiques qui accompagnent la Révolution anglaise » que dans ceux de la Révolution française telle que l’interprète Michelet. Chaque fois, peut-on dire, que reprend vie le mythe de l’empire, cette monarchie universelle porteuse de paix ; chaque fois que rayonne la vertu politique de l’Un.

Cette lecture de Dante a été publiée dix-sept ans après la rédaction de l’autre grand texte de ce volume, celui qui, sous le titre Le nom d’Un, s’intéresse à La Boétie et à la notion de servitude volontaire. La différence des tonalités incite à penser que Lefort a découvert le De Monarchia – ou du moins s’est enthousiasmé pour lui – dans l’intervalle. En 1976, il a présente à l’esprit la question du totalitarisme ; en 1993, il perçoit une « liaison intime » entre la critique à laquelle se livre La Boétie et « l’humanisme politique de Dante ». L’auteur du Discours, ajoute-t-il, « cherche à son tour à donner toute sa dignité à la vie politique, à déchiffrer les traits de l’humanitas dans la civilitas ». La pensée politique de Dante est sans doute marquée par l’ambiguïté, mais c’est sa richesse : la toute-puissance du souverain qu’il imagine est « essentiellement symbolique et le genre humain ne se voit pas condamné à l’uniformité sous son règne » qui assure la paix à chaque peuple.

L’enthousiasme avec lequel Claude Lefort examine le traité de Dante est celui de qui a découvert en un auteur célèbre et méconnu un penseur précieux pour qui veut réfléchir à des notions politiques aussi essentielles que celles de souveraineté, d’universalisme, d’impérialisme, de nationalisme. Le trésor intellectuel était offert ; il suffisait d’y aller voir. Lefort l’a fait.

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