Devenir « ghzâl »

« Je ne suis pas une gazelle comme ils l’entendent. // Je suis une gazelle comme je l’entends. // J’ai pris l’arme des chasseurs pour en faire mon trésor. // De leur force aveugle, j’ai fait ma puissance. // Mon féminisme est un art martial », proclame Inès Orchani dès les premières pages de Gazelle Théorie. Dans un texte brûlant, où la poésie croise des questionnements de tous ordres, linguistique, littéraire, social, religieux… elle pose, sur un ton volontiers intimiste et sans en éluder aucun aspect, les jalons d’une conscience féministe enracinée dans son expérience de femme autrice franco-tunisienne.


Inès Orchani, Gazelle Théorie. Pauvert, 224 p., 18 €


Contre les normes de genre établies par le patriarcat entre un être-Homme et un être-Femme définis strictement (types qu’on ne rencontrera jamais dans la réalité), le féminisme comme la théorie queer recourent à cette réappropriation du stigmate, de l’insulte. Les figures marginalisées peuvent ainsi être réinvesties pleinement en gardant le terme, dont le sens figé éclate dans toute sa vacuité. Professeure de littérature comparée à la Sorbonne Nouvelle, traductrice et romancière, Inès Orchani a choisi celle de la gazelle, petite bête aux yeux doux, claudicante, fragile, traquée, comparée aux femmes depuis les textes sacrés anciens jusqu’aux manières les plus délicates de se faire alpaguer dans la rue.

Gazelle Théorie, d'Inès Orchani : devenir « ghzâl »

Inès Orchani © Richard Dumas

L’autrice livre, toujours avec poésie mais sans équivoque, ce qu’elle poursuit dans son écriture : « Entre deux mers, depuis deux terres, je raconte une Histoire de femmes que j’ai vécue, mais que je n’ai jamais lue. // Témoigner, pour des archivistes à venir, de destins féminins, admirables, anonymes, et des ruses de la liberté. // Refaire le chemin d’une moitié de vie brûlante. // Retraverser le désert et le relier en un texte, pour que l’horizon soit oasis et l’oasis horizon. // De ma langue bifide, arabe-française, dire l’inouï de tout être féminin aspirant au singulier pluriel. »

Gazelle Théorie se situe explicitement dans le sillage de King Kong Théorie (Grasset, 2006), où Virginie Despentes décrit le monstre pourchassé par des producteurs mesquins et vénaux, comme « à la charnière, entre l’homme et l’animal, l’adulte et l’enfant, le bon et le méchant, le primitif et le civilisé, le blanc et le noir. Hybride, avant l’obligation du binaire ». Inès Orchani avoue sans détour que la métaphore du singe comme être antérieur à la distinction des genres ne lui a pas évoqué grand-chose et qu’elle n’avait pas vu le film hollywoodien qui l’a rendue incontournable pour le public occidental. Ce qui l’a frappée par sa justesse est plutôt le contenu de l’image que l’image elle-même, et c’est avec la gazelle qu’elle détourne cette dernière pour y exprimer sa propre aspiration à dépasser l’opposition entre masculin et féminin. Elle remarque qu’en arabe ghzâl est masculin et choisit d’en faire un animal au sexe indéterminé, sauvage et indépendant : « Je suis ghzâl, de la famille des antilopes, qui survivent dans les déserts, atteignent la vitesse de 100 km/h et font des bonds ailés. Je peux me passer d’eau longtemps, mais pas de liberté ».

En plus du refus de l’assignation sexuelle, en plus de la sollicitation d’une créature aux traits soulignés et redessinés, Gazelle Théorie reprend au brûlot de Despentes le dépassement d’une humiliation vomie et subsumée, au fondement de l’écriture, non qu’elle en soit un prérequis mais parce qu’elle provoque à l’intérieur un cri impossible à ravaler, une rage, un hurlement, une voix devenue nécessité vitale. La violence des rapports genrés appelle pour l’une comme pour l’autre à crever des trous d’air dans l’écriture, où il est possible de dire, de penser et d’imaginer autre chose.

Inès Orchani rend un hommage ému à d’autres autrices découvertes plus tôt, « l’été de mes quinze ans » se souvient-elle, et dont la démarche est sensiblement la même : May Ziadé et Nawal El Saadâwî. La première, poétesse incontournable du mouvement libanais de la Nahda, a été internée en 1941 au motif qu’elle n’était pas mariée et défendait des positions féministes. Morte peu de temps après, elle avait imploré : « Homme tu m’as humiliée et tu as été humilié, libère-moi pour être libre, libère-moi pour libérer l’humanité ». Nawal El Saadâwî, célèbre féministe égyptienne décédée en mars 2021, était écrivaine et médecin psychiatre. Incarcérée sous le régime d’Anouar el-Sadate au début des années 1980 après avoir dénoncé les violences sexuelles subies par les femmes, elle a écrit, sur du papier toilette et avec un crayon à sourcils emprunté à une prostituée, Mémoires de la prison des femmes. De même qu’elle a traduit Il t’appartient de devenir reine ou esclave de Ziadé, Inès Orchani a traduit en français le premier ouvrage d’El Saadâwî, Mémoires d’une enfant prénommée Souad (LCM Éditions, 2019), rédigé à treize ans dans un cahier d’écriture.

Gazelle Théorie, d'Inès Orchani : devenir « ghzâl »

Le parcours de l’autrice, doublement enrichi par les cultures qui sont les siennes, esquisse ainsi une traversée singulière et sincère des œuvres qu’elle a rencontrées. Les Mille et Une Nuits ont peine à trouver grâce à ses yeux. La danseuse Samia Gamal l’hypnotise, la voix de la chanteuse Marguerite Messika la berce. Gloria Steinem l’accompagne depuis l’adolescence : « Ce qu’elle raconte de la société américaine est finalement assez proche de ce que je connais de la société tunisienne. L’oppression ne prend pas les mêmes formes, mais elle suit le même processus : différenciation, hiérarchisation, rapports de force, domination. Ce que j’appelle gender injonction, ou injonction de genre, ou awâmir al-jins, a cours dans toutes les sociétés humaines. »

Ce qu’Inès Orchani raconte de son corps, du rapport qu’on lui a enjoint d’entretenir avec lui, de ses relations de jeune fille et de jeune femme, se passe entre Carthage, Tataouine, le désert tunisien… davantage qu’à Paris où elle est arrivée étudiante. Elle raconte ce qui se passe derrière les portes closes, dans des cours, des bains et des enceintes feutrées ; les soins traditionnels, les rites brutaux et les interstices de liberté grignotés dans le quotidien. L’expérience du corps est bornée, engoncée, mais le voyage entre les langues ouvre le champ des possibles et des interprétations, qu’Inès Orchani explore en linguiste, voguant entre les étymologies arabe, grecque, latine, creusant les sens pour mieux les transvaluer. Avec le désir, par exemple : « Le mot tawq (traduit par « ronde » ou par « collier ») fait en moi écho à un autre mot, plus guttural : chawq. C’est, parmi la centaine de vocables qui expriment l’amour en arabe, l’un de ceux qui me touchent le plus. Il exprime le désir qui vient du plus profond de soi, en tension extrême vers l’autre. Je reconnais comme bénéfique ce désir, qui est une forme de puissance, et non une faiblesse. Ressentir le chawq, c’est être plus vivant que les vivants ; c’est se tenir debout sur un fil ; c’est faire du désir une expérience intérieure qui n’exige rien de l’autre ; c’est un appel à la fois charnel et sacré ».

Bondissant de réflexion en réflexion, Gazelle Théorie touche par sa position originale et assumée, percutante, son honnêteté et sa vitalité totales. Ines Orchani enjambe sans ménagement les limites tracées entre les sexes, mais aussi entre les sociétés, les mœurs, les religions, les langues. Comme pour le genre, le choix borné à l’une ou l’autre culture ne l’intéresse pas. C’est là qu’elle puise toute sa force, traversant à la fois Despentes, May Ziadé, Nawal El-Saadâwî, Gloria Steinem… et faisant ainsi de Gazelle Théorie l’illustration superbe de ce qu’elle désignait comme « l’inouï de tout être féminin aspirant au singulier pluriel ».

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