La droite radicale et sa toile

La droite radicale intimide et donne l’impression d’être de plus en plus présente. Certaines figures d’autorité en portent publiquement le discours, mais qu’en est-il de son personnel de l’ombre, de ses éléments les plus radicaux et les plus violents ? Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon, trois journalistes connus du grand public pour leur reportage sur Mimi Marchand, la gardienne de l’image du couple Macron, analysent dans La poudrière plusieurs faits divers impliquant l’extrême droite. S’y ajoutent des entretiens avec certaines personnalités de la droite radicale, et les conclusions alarmantes des services de renseignement chargés d’endiguer une menace terroriste souvent négligée.


Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon, La poudrière. Grasset, 208 p., 19 €


On a coutume de qualifier le phénomène « black block » de technologie de protestation propre à la gauche radicale ; la rue, la manifestation, l’agitation-propagande en composeraient le vocabulaire militant. La droite radicale, elle, s’est épanouie dans d’autres registres, préférant à la rue les mondes de l’écrit et autant de pamphlets, brûlots, journaux, blogs, destinés à paver l’environnement culturel. Les études ne manquent pas qui analysent ce long travail de sape par lequel la droite radicale conquiert l’espace idéologique, dans la lignée de ce qu’Alain de Benoist puis Jean-Yves Le Gallou, respectivement dans les années 1980 et 2000, avaient réinterprété de l’œuvre d’Antonio Gramsci. La droite radicale se doit d’abord de gagner les mentalités ; les urnes peuvent attendre.

Le livre de Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon vient combler un manque : que se passe-t-il quand les jeunes esprits que la bataille culturelle a gagnés sautent le pas ? Quand des doctrines théoriques découvertes sur le web ou dans les rayons noirs des bibliothèques alimentent les formes de protestation les plus radicales et violentes qui soient ?

La poudrière se présente comme une liste de faits divers, minutieusement agrémentés d’entretiens, avec la crème de la droite radicale, tantôt des esthètes que l’islamisation de la France écœure, tantôt des pousse-au-crime influents : « Vioramil, un programme pluridisciplinaire rassemblant une quinzaine de chercheurs consacré à l’observation des violences et des radicalités militantes depuis les années 1980, note que les exactions commises par l’extrême droite représentent 17,6 % de la totalité des faits, et qu’elles ont presque triplé depuis 2012, autour de trois moments-clés : la Manif pour tous en 2013, la loi Travail en 2016 et l’onde de choc des attentats de 2015 ».

Péchant par son caractère disparate – il présente davantage un catalogue de personnalités et d’organisations plutôt qu’une véritable cartographie –, le livre passe à côté d’une analyse en profondeur de toutes ces micro-organisations, ces groupuscules, ces bandes plus ou moins organisées qu’on trouve en suivant plusieurs lignes de fracture : les pro-israéliens et les antisionistes, les défenseurs des racines chrétiennes et les exaltés du paganisme germanique, les laudateurs et les contempteurs du général de Gaulle… Certes, il se dégage bien certaines intuitions sociologiques de l’analyse de ce bruit de fond droitier et de ses sirènes. Les auteurs esquissent en filigrane une manière de portrait-robot, jamais présenté comme tel, mais derrière lequel on reconnaît régulièrement des jeunes hommes évoluant autour des forces de l’ordre ou de l’armée, s’étant reconnus sous la bannière des Gilets jaunes et craignant pour le destin de la France.

Trois journalistes enquêtent : La poudrière, la droite radicale et sa toile

On peut toutefois comprendre que les auteurs se refusent à une analyse plus systématique, tant les groupes qu’ils étudient semblent fragmentaires. Ces singularités ne se laissent pas tout à fait enfermer par des déterminants sociologiques : quel point commun entre les Zouaves de Paris, jeunes urbains rompus à l’action coup de poing, la fan-base du groupe de musique féminin les Brigandes, la cohorte des lecteurs de Démocratie participative, le site du néonazi exilé au Japon Boris Le Lay ? Les mobiles parfois peu clairs de certains militants agissant seuls ne facilitent pas non plus la généralisation.

Tout au plus, La poudrière permet de montrer que les trajectoires de radicalisation des militants sont orientées par certaines balises. Si aucune d’entre elles ne ressemble vraiment aux autres, elles semblent bien toutes sillonner entre des « attracteurs » qui influent sur les parcours de radicalisation. Bien sûr, les nervis de la droite radicale ne rencontrent pas tous ces attracteurs, ils ne tombent pas dans tous leurs champs de force ; il y en a pour tous les goûts et selon tous les supports. Ces attracteurs sont des textes, canoniques ou anecdotiques : Si le coup de force est possible, de la figure historique de l’Action française Charles Maurras, ou Pourquoi nous combattons de Guillaume Faye, chantre de la libération sexuelle autant que de l’ethno-différentialisme – chacun chez soi pour que les races développent à plein leur potentiel.

Les jeunes radicalisés d’extrême droite circulent également entre des cercles de sociabilité plus ou moins engageants, qu’on pense aux camps d’été de Génération identitaire, aux opérations de déstockage des marques Lonsdale, Fred Perry, Thor Steinar, aux tribulations des survivalistes qui tiennent salon depuis 2018 porte de Versailles, aux actions coup de poing du Groupe union défense, du Bastion social ou du groupe des Zouaves de Paris. Ces trois derniers groupuscules s’échangent en effet des militants selon un mécanisme de vases communicants au fur et à mesure qu’ils se voient frapper d’interdiction par une loi promulguée le 10 janvier 1936 contre les « groupes de combat ».

Et puis, surtout, certains de ces attracteurs sont animés par des figures mues par le désir de devenir des personnalités épaisses et complexes, des sujets d’admiration, forts d’une mythologie personnelle : Renaud Camus, Yvan Benedetti, Frédéric Jamet, Alain Soral, nombre de nouveaux YouTubeurs… Le précédent états-unien ne fait aucun doute, de telles figures plus ubuesques les unes que les autres animant la droite américaine depuis bientôt dix ans : Mike Cernovitch, Richard Spencer, Tucker Carlson, Steve Bannon, Milo Yiannopoulos.

Un dernier point d’intérêt de ce tour d’horizon des mouvances les plus violentes de la droite radicale en France réside dans l’étonnante continuité historique que mettent en évidence Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon. La droite radicale a eu ses moments phare – Vichy, la guerre d’Algérie, les révolutions conservatrices des années 1980 –, et ces références vivent encore largement pour la jeune droite radicale. S’esquisse comme une généalogie où chacune de ces trois étapes a suscité des scissions entre les groupes, a recomposé les idéologies, et a créé, à sa manière, un âge d’or ou un point de référence pour des générations futures. La droite radicale lave son sol à grande eau, ses vieux fossiles affleurent.

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