Après sa biographie de Mao puis celle de l’impératrice douairière Cixi, l’historienne Jung Chang poursuit son exploration de l’histoire de la Chine moderne et de ses dirigeants avec un livre consacré aux sœurs Song, au cœur de la prise du pouvoir par Chiang Kai-shek.
Jung Chang, Les sœurs Song. Trois femmes de pouvoir dans la Chine du XXe siècle. Trad. de l’anglais par Odile Demange. Payot, 480 p., 24,90 €
« Il était une fois trois sœurs qui vivaient en Chine. La première aimait l’argent, la deuxième le pouvoir et la troisième aimait son peuple. » C’est par cette formule, qui relève à fois du conte de fées et du résumé lapidaire, que l’histoire chinoise synthétise la vie des sœurs Song. L’ainée, Ailing, a épousé un riche banquier dont elle a étendu la fortune ; la deuxième, Qingling, surnommée « Sœur Rouge », est devenue Mme Sun Yat-sen et vice-présidente de la République populaire de Chine ; la dernière, Meiling, a épousé Chiang Kai-shek et l’a épaulé dans sa conquête du pouvoir en Chine puis dans son exil taïwanais.
Grâce à de nombreuses sources, et notamment au journal que Chiang Kai-shek a tenu pendant plus de cinquante ans, la vie de Meiling est la mieux documentée. On sent une certaine tendresse de l’auteure pour « Petite Sœur », en général décriée pour son train de vie et son goût du luxe. Jung Chang préfère retenir d’elle son engagement auprès des populations chinoises lors de la guerre civile ; son talent politique, révélé par sa tournée aux États-Unis en 1942 et sa participation à la conférence du Caire en 1943 ; son influence sur Chiang, dont elle aurait su adoucir les tendances dictatoriales.
Ailing, moins présente dans cet ouvrage, est également traitée avec indulgence. L’ainée du clan Song, redoutable femme d’affaires et conseillère de l’ombre de Chiang Kai-shek, est restée dans l’histoire comme une intrigante, vénale et corrompue. Jung Chang met en avant son sens de la famille, et son dévouement envers ses sœurs dont elle pense devoir assurer la sécurité financière.
Qingling est en revanche moins bien lotie. Communiste convaincue, elle s’éloigne de ses sœurs impliquées dans le gouvernement nationaliste de Chiang et finit par rompre toute relation avec sa famille. Épouse malheureuse d’un Sun obnubilé par le pouvoir, militante au cœur de pierre, restée sans enfant à son grand désespoir : le récit de la vie de Qingling dégage un sentiment de dureté et de tristesse. Jung Chang lui reproche visiblement son adhésion (presque) sans réserve au régime maoïste : « Les admirateurs de Mme Sun, qui cherchent désespérément quelques signes de contestation chez leur idole, prétendent souvent qu’elle écrivit plusieurs fois à la direction du PCC pour protester. On ne trouve pourtant pas trace de tels courriers. Tous les témoignages montrent au contraire qu’elle soutint la ligne du Parti et s’engagea à la suivre loyalement. »
Avec le talent narratif qui a fait le succès des Cygnes sauvages. Les mémoires d’une famille chinoise, de l’Empire céleste à Tienanmen (1991, trad. fr. Plon, 1992), Jung Chang entre dans le détail de ces vies très romanesques pour peindre une grande fresque de la Chine du XXe siècle. Car si les sœurs Song ont inspiré ce nouvel ouvrage, leur histoire individuelle se fond dans celle de leur pays. Et leur influence dépendant avant tout du statut de leurs époux, leur biographie est aussi celle de Sun Yat-sen et de Chiang Kai-shek.
Jung Chang ne s’en cache pas : elle avait initialement envisagé de « reconstituer la vie de Sun », chainon manquant entre le règne de Cixi et la période communiste, objets de ses livres précédents. Le début de l’ouvrage est d’ailleurs centré sur Sun bien plus que sur les sœurs. Et sous la plume de Jung Chang, le « Père de la nation » en prend pour son grade. De son faux kidnapping dans le bâtiment de la légation chinoise de Londres à son obsession de devenir président (« une fonction qu’il considérait comme son dû »), de ses liens avec les Triades à ses manigances avec les puissances étrangères, son parcours est retracé sans complaisance. Très loin de l’image que la postérité, chinoise autant que taïwanaise, se plait encore à entretenir. Sun est ainsi décrit comme un « animal politique » prêt à tout pour atteindre ses objectifs. « Représentant de commerce de la Révolution », « resté à l’arrière aussi longtemps qu’il y a du danger », il n’hésite pas à sacrifier son entourage pour servir son ambition et « sauver sa peau ». Sa première femme et leurs enfants, qu’il a totalement délaissés, en feront les frais. Song Qingling aussi, qu’il abandonnera sans scrupule sous les feux ennemis.
Lâche et narcissique dans sa vie personnelle, Sun n’est pas davantage mis en valeur sur le plan politique. En 1913, il fomente une série d’émeutes contre le président Yuan Shikai : « Cette première guerre de la toute jeune république fut à l’origine de plusieurs décennies de querelles internes sanglantes. Le Père de la Chine fut celui qui tira le premier. » En 1919, il incite les Allemands à envahir la Chine et à attaquer Pékin, puis se tourne vers les Japonais auxquels il promet de céder la Mandchourie et la Mongolie. « Les Allemands le prirent pour un fou » et « les Japonais l’ignorèrent ». En 1921, il constitue un gouvernement rival de celui de Pékin, basé à Canton, et se proclame « grand président de la République de Chine ». « C’est ainsi que Sun Yat-sen, le Père de la Chine, divisa le pays et forma un État séparatiste, contre le gouvernement élu et internationalement reconnu. » Un an plus tard, il se tourne vers les soviétiques en leur suggérant d’envahir le Xinjiang…
En écornant l’image du Père de la nation, Jung Chang réhabilite la Chine républicaine. L’histoire officielle présente ces seize années (1912-1928) comme une phase d’instabilité politique dans un pays dévasté par les conflits entre Seigneurs de la guerre. Pour Jung Chang, Sun et Chiang sont en réalité les principaux fauteurs de troubles de la période.
L’historienne s’attarde sur la transition « remarquablement pacifique » qu’a su mener la Chine vers une démocratie parlementaire. « La nation s’engageait dans une ère nouvelle avec une aisance peu commune », souligne-t-elle. « Sous le gouvernement de Beijing, la liberté de parole, la liberté de la presse incluse, s’épanouit, en même temps que le multipartisme. Il existait un système législatif indépendant, l’entreprise privée était florissante et un grand nombre de géants de la littérature et des arts prospérèrent. » « Il s’agissait du seul gouvernement démocratiquement élu de l’histoire de la Chine. » Alors que Sun complotait avec des puissances étrangères contre le gouvernement de Pékin, celui-ci « n’avait cessé d’œuvrer pour protéger les intérêts de la Chine », en reprenant le Shandong aux Japonais et en réaffirmant son autorité sur la Mongolie.
La vie des sœurs Song couvre tout le XXe siècle et au-delà : Ailing est née en 1889, Meiling est morte en 2003. En retraçant leurs parcours, Jung Chang livre ici une histoire de la Chine moderne qui se lit comme un roman. Et dresse aussi, finalement, ce portrait de Sun qu’elle pensait ne pas vouloir écrire.