Vertiges de l’oubli

Étienne Kern est l’auteur de plusieurs essais, dans lesquels il s’est intéressé aux écrivains : à leurs haines, à leurs parents, ou encore à leurs amis. Cette fois, il ne traite plus l’écriture de loin, mais de très près, dans un beau premier roman où s’entremêlent les morts par chute et leurs deuils, les histoires de sauts dans le vide, les quêtes de la mémoire et les adresses aux « envolés ».


Étienne Kern, Les envolés. Gallimard, 160 p., 16 €


La rentrée littéraire française est, entre autres, ce moment où se multiplient les biographies plus ou moins romancées d’un personnage historique. Fort heureusement, il arrive parfois que l’écriture l’emporte sur son sujet ; parfois, non. Cette année, nous avons donc Mozart (Tout ce qui est beau de Matthieu Mégevand, Flammarion), Édouard Drumont (La France goy de Christophe Donner, Grasset), Lucette Destouches (La dame couchée de Sandra Vanbremeersch, Seuil) ou encore Louis Chevrolet (Les vies de Chevrolet de Michel Layaz, Zoé). Et puis, il y a Franz Reichelt par Étienne Kern.

Vous avez peut-être déjà vu les images absurdement tristes des derniers instants de Franz Reichelt. Le 4 février 1912, cet homme de trente-trois ans mourut dans l’espoir de prouver que son modèle de parachute était le bon. Il sauta du premier étage de la tour Eiffel, s’écrasa au sol. Conséquence qu’il ne connut pas, pour la première fois de l’histoire une mort était filmée en direct. Prête à saisir un exploit, la caméra enregistra un fiasco. Avec ce crash lamentable se terminait une vie d’inventeur, pourtant moins tournée vers les choses du ciel comme le voulait son époque que vers les créations textiles : Franz Reichelt était avant tout tailleur pour dames.

Les envolés, le premier roman d'Étienne Kern : vertiges de l'oubli

Franz Reichelt, le jour de sa mort, 4 février 1912

On pourrait croire avoir droit avec Les envolés à un simple roman biographique. Il n’en est rien. Tout d’abord parce qu’Étienne Kern refuse l’alternative entre la rigueur documentaire et les petites libertés imaginatives auxquelles il est courant de réduire le travail du roman sur l’histoire. Il laisse plutôt son livre aller à la suggestion, en choisissant des scènes dont on ne peut jamais savoir vraiment si elles sont tirées de la vie de Reichelt ou si elles sont inventées – ou les deux.

Surtout, Étienne Kern, bien renseigné, insiste sur certains pans et motifs de cette vie, en laissant le lecteur choisir lequel le touche parmi les détails biographiques. Une des forces du livre est de placer le projet de Reichelt dans une fidélité amicale, pour un ami lui aussi tombé du ciel en pleine époque des aéroplanes. Une autre est de faire sentir sa vie d’immigré parisien, en quête de reconnaissance… et d’ascension. Ce « drôle de type », « presque un Allemand » pour les Français parce que né dans l’Empire austro-hongrois, « venu d’un autre siècle et d’un autre pays », est naturalisé et devient « François » un an avant sa mort. Mais, quand il meurt, il reste « juste un étranger » et « un spectacle ».

Le récit biographique est encore interrompu par d’autres choix narratifs, quand Étienne Kern le fait dialoguer avec de courts morceaux dans lesquels, s’adressant directement au mort en italique, son narrateur creuse une obsession pour les sauts dans le vide. On se penche beaucoup dans Les envolés, aux balcons, aux rebords de fenêtre ; les menaces de chute se succèdent ; elles fonctionnent comme des hantises. Tout se passe comme si l’on avançait au plus profond d’une rétine marquée par une série de points traumatiques dont on ne peut savoir lequel fut le premier ; l’image de Reichelt en cache une autre, laquelle en dissimule d’autres encore… Dans le film de 1912 se développent des images que leur fugacité n’a pas empêchées de s’imprimer, et une inquiétude fondamentale devant la possibilité du vertige, qu’il soit extase ou terreur. Loin dans la mémoire, un grand-père meurt en tombant du haut d’un immeuble. Plus proche, c’est une amie ; le livre lui est dédié.

Les envolés, le premier roman d'Étienne Kern : vertiges de l'oubli

La « une » du « Petit Parisien » du 5 février 1912 © Gallica/BnF

Dans un livre de 2009 (Essais fragiles d’aplomb, Gallimard), Pierre Senges rendait lui aussi hommage à Reichelt et plus généralement aux figures moquées des envols ratés ; mais là où Senges mimait l’enquête encyclopédique et la réhabilitation des perdants de l’envol en héros de la chute, Étienne Kern se refuse à tout trait d’humour. La chute obsède son narrateur autant que l’effort de mémoire et la lutte contre l’oubli de ces morts. Avec lenteur et une gravité mélancolique, il relie les différentes histoires – souvent simplement esquissées – pour nous faire entrer, de manière troublante mais toujours pudique, dans l’arrière-fond d’un esprit marqué moins par le rêve de voler que par le désir de tomber. Sur toutes ces histoires de chute plane le soupçon du suicide, puisque « l’expérience du vertige n’est pas la peur de tomber mais le désir de sauter ».

La part biographique et historique du roman passe dès lors derrière cette écriture sèche et pourtant chaleureuse, qui nous fait contempler les vies dont est faite une vie, celles qu’on se rêve, celles qu’on croise, celles qui nous entourent. Il est d’ailleurs assez significatif que le narrateur, collectionnant les articles et les images de Reichelt, abandonne son projet initial d’une grande fresque romanesque pour une forme plus humble. Son portrait d’un homme dans son époque dérive vers la méditation et le recueillement, avec pour leitmotiv une phrase qui n’est pas des plus joyeuses ni des plus espérantes (« Les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux »), mais dont la thèse n’est pas totalement confortée une fois le livre refermé. Car, lorsque le narrateur cherche sans le trouver l’ancien immeuble de son amie disparue, il donne trois phrases qui referment le désir de savoir comme le désir de mémoire, mais proposent une autre manière, négative, de connaître et de rappeler le passé : « À un moment, j’ai cessé de chercher. Au fond, j’aimais mieux l’idée de ne pas être sûr. Les absents sont partout. » Ce livre de deuil, s’il est sans excès, n’est pas sans ambition : celle, peut-être, de ne plus avoir peur, de ne plus se battre contre le vertige de l’oubli.

Tous les articles du n° 134 d’En attendant Nadeau