Suspense (41)
South Central, Los Angeles, nuit du 6 décembre 1993 : une dealeuse de drogue est laissée pour morte devant la maison de sa mère. Le seul témoin, héroïnomane, déclare sous la pression d’un officier de police avoir reconnu le tireur et son complice ; le premier, assez grosse « pointure » d’un gang du quartier, est effectivement coupable, le second, un certain « Dreamer », non ; il n’était même pas présent sur les lieux. Le système de Ryan Gattis raconte l’histoire de ce crime et du processus policier et judiciaire qui s’ensuit.
Ryan Gattis, Le système. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nadège Traoré-Dulot. Fayard, 480 p., 24 €
Thomas Mullen, Minuit à Atlanta. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Bondil. Rivages/Noir, 496 p., 23 €
Le roman se déroule entièrement dans les rues, les commissariats, les prisons, et au tribunal (Ryan Gattis consacre d’ailleurs son tiers final à la comparution des deux accusés et aux conséquences du jugement). Le crime et ses conséquences sont traités en 103 très courts chapitres présentant les points de vue des différents personnages (les accusés, le témoin principal, des policiers, un gardien de prison, des avocats…) dans une langue qui correspond à leur âge, leur groupe ethnique, leur position sociale. Ce type de « vérisme », souvent malaisé à mener, est ici parfaitement maîtrisé, et, combiné avec la rapidité de montage des diverses sections, d’un effet saisissant, tout en restant dénué de folklore et de simplification.
Le système dans son aspect documentaire pose des questions complexes. Il fait mesurer l’ampleur des problèmes de la drogue pour la société américaine, mais montre aussi l’inadéquation d’une politique uniquement répressive en la matière. Enfin il souligne de manière frappante que, s’il y a certes des flics corrompus, des juges imbéciles, des avocats véreux, le « système » policier et judiciaire parvient toutefois à fonctionner. Mais lorsqu’il se met en marche, dans le bon ou le mauvais sens, il est difficile de l’arrêter. De son côté, le « système » du gang possède aussi ses règles de fonctionnement pour se protéger et prospérer. L’innocent Dreamer, avec qui le livre nous fait sympathiser, va en faire les frais.
Mais il apparaît surtout clairement dans Le système qu’une législation répressive sur les stupéfiants, sans cesse renforcée, se montre aussi inefficace et créatrice de criminalité que le furent en leur temps les lois de prohibition, et qu’elle épuise police et justice chargées de la faire respecter. Le roman de Ryan Gattis possède donc l’intensité du thriller, la précision d’un document sur la criminalité et la drogue et une belle efficacité narrative pour décrire les méthodes de la police et de la justice aux États-Unis.
Dans Minuit à Atlanta de Thomas Mullen, on est en 1956. Le livre, qui vient après Darktown et Temps noirs (Rivages, 2016 et 2017), clôt une trilogie sur l’histoire noire d’après guerre dans la capitale de la Géorgie. Mullen, se fondant sur des faits réels et documentés (il donne à la fin une bibliographie sur les recherches qu’il a menées), continue d’y présenter le travail de la première unité de policiers noire d’Atlanta créée en 1948.
Dans ce dernier roman, l’atmosphère est particulièrement explosive et les questions sociales, raciales et politiques, exacerbées. En effet, au milieu des années 1950, la Cour suprême, dans l’arrêt Brown contre le Bureau de l’Éducation, a jugé inconstitutionnelle la ségrégation dans les écoles publiques ; Martin Luther King à Montgomery est en train de mener une campagne pour le boycott des bus (dans lesquels la ségrégation a été déclarée également inconstitutionnelle par la même Cour suprême) ; et, si le sénateur McCarthy a été lâché par ses principaux soutiens républicains, la « chasse aux sorcières » se poursuit.
C’est dans ce climat de colère et de peur que se déroule Minuit à Atlanta. Tommy Smith, policier que le lecteur a rencontré dans les livres précédents, est devenu journaliste pour le seul quotidien noir d’Amérique, le Daily Times. Son patron est tué dans les bureaux du journal et Smith décide de mener l’enquête avec l’aide de ses anciens collègues et de son ancien chef, le lieutenant McInnis, un policier blanc que sa hiérarchie, pour le « punir », a mis à la tête de l’unité de policiers noirs.
La résolution du crime est d’autant moins aisée que le FBI, des militants communistes, deux détectives privés, etc., se mêlent de l’affaire. Mais plus que l’intrigue et sa résolution, ce qui fascine, comme dans les livres précédents, ce sont les différentes manières, pour nous presque extravagantes (quoique), dont le racisme et la brutalité imprègnent chaque aspect de la vie sociale et privée, le moindre repli de la pensée et de l’action. Fascine tout autant l’idée que, malgré le suprémacisme et les violences meurtrières blanches, et en dépit du mépris et de la méfiance d’une partie de leur communauté, il y eut en 1948, nommés par opportunisme politique (le maire avait besoin des votes noirs pour se faire réélire), huit officiers de police noirs presque sans pouvoir (ils n’avaient pas le droit d’arrêter les Blancs) mais qui cependant agirent. Que Mullen nous apprenne tout cela est une excellente chose.