Publié en anglais en 2010 et enfin traduit en français, Les anarchistes dans la ville de Chris Ealham propose un récit profondément remanié de l’histoire barcelonaise, culminant avec la révolution sociale de 1936-1937. Cette parution offre au public francophone l’accès à ce jalon important dans ce domaine de recherche si singulier qu’on désigne souvent comme la « guerre d’Espagne ».
Chris Ealham, Les anarchistes dans la ville. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898-1937). Trad. de l’anglais par Elsa Quéré. Agone, coll. « Mémoires sociales », 456 p., 23 €
Voilà un titre à décortiquer, sans quoi on risque d’être déçu par son contenu qui n’a rien à voir avec une étude de l’essor de l’anarchie à Barcelone jusqu’à l’éclatement de la révolution sociale. En premier lieu parce que Chris Ealham a déjà traité cette question, à travers des sommes remarquables consacrées à l’anarcho-syndicalisme, à la Confédération nationale du travail ou à José Peirats. En second lieu, cet élève de Paul Preston, auteur de la synthèse la plus classique sur la guerre civile, semble avant tout motivé par la recherche de nouveaux points de vue, de méthodes permettant de saisir à nouveaux frais cette histoire si complexe. À cet égard, Barcelone est autant un acteur de cette histoire, au sens de Fernand Braudel, qu’un angle de vue agissant pour l’historien, ou encore un objet polysémique de conflits politiques et historiques pour les autres acteurs. Bien des choses, en tout cas.
Pour faire simple, Les anarchistes dans la ville place la question urbaine au cœur de son récit de la période : comment Barcelone, alors l’une des principales villes industrielles mondiales, fut-elle urbanisée en vue de l’instauration d’un ordre bourgeois et répressif envers les classes populaires ? Quelles idées et quelles pratiques ont nourri cet urbanisme ? Comment s’articulent les idéologies des uns et des autres autour de l’enjeu urbain, que ce soit de la part des indépendantistes, des anarchistes ou de la droite ? Quelles pratiques sont créées par cet urbanisme, à l’échelle de la rue, de l’individu, du parti, de l’usine, du syndicat, du quartier ?
La chronologie et l’objet d’étude de Chris Ealham soulignent un urbanisme ancré dans sa fascination pour l’ordre public depuis en réalité les dernières années du XIXe siècle – avec un tropisme notable pour l’influence haussmanienne – autour duquel se structure d’ailleurs le catalanisme bourgeois, dénonçant la « grève générale des autorités » face au « pouvoir de l’anarchie » dès les années 1900. « Plus largement, l’affaiblissement progressif de l’État central [madrilène] entre 1898 et 1923 […] accroissait les doutes des industriels quant aux capacités de l’État à structurer la vie quotidienne et à garantir un contrôle social adéquat dans les rues. »
La tension ancienne entre un prolétariat nombreux et indocile à la répression, une bourgeoisie partisane de l’ordre et de l’autorité, et plus loin (Madrid est si loin !) un État central parfois dépassé, apparaît comme le moteur premier de l’urbanisme et de la politique barcelonaise, mais aussi de la constitution des diverses idéologies qui agitent la Catalogne du premier XXe siècle. Ealham parvient ainsi à montrer certaines proximités entre l’esprit colonial – attisé par le « désastre » de 1898 et la perte de Cuba – et l’urbanisme de Barcelone : le quartier du Raval, habité par des ouvriers et évité par la police, est surnommé barrio chino (quartier chinois) pour redoubler les barrières socio-spatiales de fractures raciales renvoyant sans cesse les ouvriers à une barbarie voire une inhumanité naturalisée. Au passage, le quartier jouit encore de son surnom en 2021.
Ces ouvriers sont la cible d’une politique urbaine d’une remarquable continuité sur le long terme, aussi bien sous la dictature de Primo de Rivera que sous la direction de la gauche républicaine catalaniste (ERC, Esquerra Republicana de Catalunya) : Gaudí, le Passeig de Gràcia, le percement des Ramblas, apparaissent ainsi au premier plan d’un tableau de part en part répressif de la Barcelone bourgeoise, toujours épaulée par la loi, la police ou la milice. Le sens d’Ealham pour les illustrations signifiantes aide à emporter la conviction : pendant la guerre civile, les quartiers ouvriers dépourvus de toute installation militaire stratégique furent, de très loin, les plus bombardés par les franquistes.
Face à cette politique répressive et autoritaire, l’auteur décrit moins les réactions des anarchistes que la réindexation d’une culture de résistance populaire que l’anarchisme structure idéologiquement et institutionnellement à partir des années 1920, et plus encore 1930. Les solidarités populaires, souvent pétries d’actions directes, sont attestées dès les années 1890 : tradition de réquisition de nourriture redistribuée en période de disette, razzias organisées par les femmes sur des magasins ou véhicules alimentaires, grivèlerie systémique, etc. « Ces “crimes sociaux” ou “économiques”, souvent décrits par les criminologues comme des crimes sans victime, étaient approuvés par la culture ouvrière : joindre les deux bouts était une justification suffisante pour enfreindre la loi. »
La réussite des anarchistes catalans – à la veille des élections de 1936, la FAI et la CNT sont des organes de masse réunissant de centaines de milliers d’adhérents – réside dès lors dans leur capacité à capter cette culture ouvrière par différents biais : soutien aux actions hors la loi dans la presse, aide logistique et juridique, soutien idéologique à l’action directe et illégale, charisme des meneurs anarchistes tels Durruti. Les excès et les limites des anarchistes ne sont pas passés sous silence, non plus que le bénéfice qu’ils tirèrent de la dérive policière de la gauche catalaniste de l’ERC, qui confirmait « la croyance libertaire [selon laquelle] le pouvoir constitué est toujours une force antiprolétaire, “inconditionnellement du côté de la bourgeoisie” et protectrice du règne du capital ».
Se concluant sur les journées de mai 1937, le livre de Chris Ealham interrompt son analyse au seuil précoce de la défaite des anarchistes, des révolutionnaires, des ouvriers de Barcelone. Ce faisant, il adopte une chronologie singulière de la guerre civile, qui échappe à sa logique exclusivement militaire pour suivre aussi la place des anarchistes dans la ville : le pouvoir révolutionnaire disparaît de la Generalitat peu après. Cette histoire racontée à hauteur de rue, de ville et d’idéologie éloigne la guerre civile pour faire apparaître la révolution sociale, puis écarte la révolution sociale pour montrer les hommes et les femmes dans leur combat quotidien. Et finalement, c’est Barcelone qui se donne (« des pavés, du soleil, des visages », comme le voulait Boris Vian).
L’importance des Anarchistes dans la ville réside ainsi dans sa proposition d’un recentrement de la chronologie comme des objets (et sujets) de la révolution sociale en Catalogne. Ainsi met-il en valeur des tensions et des conflits internes aux événements, encore méconnus voire dénaturés – un documentaire récemment diffusé sur Arte reprenait à son compte la légende noire anti-anarchiste et son cortège d’ivrognerie, de machisme, d’hypocrisie, de paresse et de violence. En ce qui concerne l’histoire anarchiste, l’insistance classique sur la force numérique et idéologique de la CNT et de la FAI au commencement de 1936 paraît mieux contextualisée dans l’approche d’Ealham, qui évite le caractère de deus ex machina historique que revêt souvent l’anarchie dans ce récit, jusque chez Paul Preston.
La seule interrogation, bien secondaire, face à ce livre important, réside dans le hiatus entre sa parution initiale en anglais (2010) et sa traduction française onze ans plus tard. On peut craindre qu’il prouve un léger déclassement de la question dans la littérature et l’édition francophones, malgré les recherches nombreuses dont elle fait encore l’objet. La disparition ces vingt dernières années des témoins et acteurs de la guerre civile (on pense par exemple à Abel Paz) a peut-être joué dans cette recomposition mémorielle. Le livre de Chris Ealham ouvre la possibilité d’une histoire renouvelée, capable de prendre en charge cette mémoire barcelonaise pour notre présent.