Cette somme monumentale d’informations et de réflexions sur l’histoire des intellectuels et l’actualité de la « vie de l’esprit » dans cette autre Europe qu’on appelle centrale, médiane ou, quand on regarde un peu plus loin vers l’est, centrale et orientale, est aussi un livre militant. Dans leur préface, les deux éditrices, Chantal Delsol et Joanna Nowicki, présentent leur « dictionnaire encyclopédique » comme une défense et illustration de l’autre humanisme européen, « spirituel en face du nôtre matériel », dont le visage a été marqué par « cinquante années d’oppression, de privation, de censure bravée par des samizdats, de lutte contre la laideur imposée ». Elles s’inquiètent du nouveau scepticisme qui s’installe à l’ouest de l’Europe : on ne parle aujourd’hui de l’Europe du centre-Est que « pour déplorer les régimes qu’elle se donne ».
Chantal Delsol et Joanna Nowicki (dir.), La vie de l’esprit en Europe centrale et orientale depuis 1945. Dictionnaire encyclopédique. Cerf, 1 000 p., 39 €
Quel contraste, en effet, entre les années 1980 et la situation présente ! Le mémorable article de Milan Kundera, « Un Occident kidnappé », publié dans Le Débat en 1983, avait relancé l’élan de sympathie et d’admiration pour les intellectuels et les artistes de ce qu’on appelait encore l’Europe de l’Est. La chute du mur de Berlin, en novembre 1989, était le symbole des retrouvailles européennes que l’on fêtait avec enthousiasme. Quelques champions de l’opposition démocratique aux dictatures post-staliniennes allaient devenir des chefs d’État : Václav Havel, élu président de la République tchèque en décembre 1989 ; Lech Walesa, élu président de la République polonaise un an plus tard. L’élargissement de l’Union européenne au centre-Est (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovaquie), sanctionné par le traité d’Athènes de 2003, apparaissait comme l’aboutissement logique d’un processus d’émancipation et comme un renforcement considérable de l’Union européenne, complétés par l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007.
Les articles de ce dictionnaire portent sur ce groupe de pays, mais aussi sur la Moldavie et l’Ukraine. En revanche, les éditrices indiquent dans leur introduction : « Nous avons dû renoncer à l’exhaustivité, notamment aux pays de l’ex-Yougoslavie – les Balkans sont représentés ici par deux pays emblématiques : la Bulgarie et la Roumanie. » Sans parler du fait qu’une conception aussi englobante des Balkans est discutable, surtout dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’absence des pays de l’ex-Yougoslavie dans ce dictionnaire a de quoi surprendre. D’abord parce que la vie intellectuelle y a toujours été d’une grande richesse. Mais aussi parce que les guerres qui se sont déchaînées dans ces pays à partir de 1991, avec leur cortège de crimes et de destructions, ont été un terrible traumatisme pour cette région et pour la conscience européenne.
Entre-temps, l’image des pays du centre-Est, vus d’Europe « occidentale », s’est altérée. Comme le note Paul Gradvohl dans l’article « Nationalismes et minorités », le pluralisme culturel est contrecarré, dans plusieurs pays de la région centre-européenne, par « des discours politiques très identitaires et se revendiquant souvent chrétiens et, pour reprendre Viktor Orbán, chrétiens démocrates de la vieille école, ce qui chez lui renvoie plus à l’entre-deux-guerres, Franco et Salazar, qu’au syndicalisme chrétien ou aux pères de l’Europe des années 1950 ». C’est le dirigeant hongrois Viktor Orbán qui, dans un discours de 2014, a fait l’éloge de la « démocratie illibérale », convertissant en une notion éminemment positive ce que Fareed Zakaria dénonçait en 1998, là aussi dans Le Débat, comme une mutilation de la démocratie.
Dans l’article intitulé « Démocratries illibérales » justement, Chantal Delsol, tout en constatant que « le déploiement presque généralisé des démocraties illibérales au centre de l’Europe a de quoi inquiéter », invite les Européens de l’Ouest à se départir de leur condescendance envers l’Europe centrale, consistant à dire en termes plus ou moins diplomatiques : « Avec tout ce que nous faisons pour vous relever, et tout l’argent que nous vous donnons, vous êtes bien ingrats de refuser nos directives. » Nous devrions comprendre, selon elle, que « derrière les courants populistes, il y a probablement la demande d’une révolution conservatrice, celle qui combat le matérialisme, la décadence des mœurs, l’universalisme excessif, pour défendre l’enracinement, la spiritualité éthique et les identités ».
Vie de l’esprit au centre-Est, monde sans esprit à l’Ouest de l’Europe ? Est-ce le message de ce dictionnaire ? Dans l’article « Mythes et réalités de l’intelligentsia », Antoine Arjakovsky parle d’une nouvelle prise de conscience des intellectuels « aux confins de l’Europe ». « Il n’y a pas que le Premier ministre hongrois Viktor Orbán pour s’opposer à la pensée libérale ultra-moderne. Nombreux sont ceux parmi les intellectuels qui critiquent de plus en plus le concept de société ouverte conçu par Karl Popper et promu depuis les années 1990 par George Soros à travers son université d’Europe centrale. »
La différence profonde, ancienne et persistante, entre la vie intellectuelle à l’Ouest et la vie de l’esprit au centre-Est de l’Europe est l’idée directrice de ce dictionnaire. Quand il est question des « démocraties illibérales » où prospère cependant un capitalisme national-libéral sur fond de conservatisme culturel, la tentation est forte de se rassurer en insistant sur tout ce qui différencie l’Ouest et le centre-Est européens. Mais si l’on considère les courants populistes, nationalistes et eurosceptiques qui gagnent du terrain à l’Ouest, les modèles antimodernistes illibéraux du centre-Est de l’Europe apparaissent plutôt comme l’avant-garde d’une mutation de la culture politique européenne qui pourrait se propager d’Est en Ouest.