Après le remarqué Pense aux pierres sous tes pas, en 2018, Antoine Wauters signe avec Mahmoud ou la montée des eaux, en lice pour le prix Médicis notamment, un roman d’une tout autre facture. L’auteur donne voix à Mahmoud Elmachi, un vieil homme syrien qui se remémore son passé à bord d’une barque et en plongeant dans le lac du barrage de Tabqa, qui a englouti sa maison d’enfance. Le désir de poésie et de beauté qui habite chaque page de ce livre recouvre malheureusement une forme de naïveté et questionne, par son exotisme, la légitimité de l’auteur à s’emparer d’un tel sujet.
Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux. Verdier, 131 p., 15,20 €
Depuis ses premiers textes publiés aux éditions du Cheyne, Antoine Wauters n’est pas étranger à la poésie et n’hésite pas à souligner la porosité entre poésie et roman. Pour Mahmoud ou la montée des eaux, il a ainsi fait le choix d’une écriture en vers libres, traversée d’images poétiques et de descriptions lyriques. Cette écriture, marquée par des vers particulièrement brefs, confère à la narration une impression de flottement entre parole et silence, qui cherche à nous faire rejoindre celui de Mahmoud Elmachi, battant des jambes dans le lac de Tabqa, s’accrochant à la proue de sa barque.
Dès les premières pages du roman, Antoine Wauters inscrit la voix de son héros dans un paysage marqué non seulement par le lac, son courant, ses mouettes et ses algues, mais aussi par le souffle du vent avec, au loin, « les champs de pastèques, / le toit de la vieille école et des fleurs de safran ». Plus loin, ce sont les pruniers, le soleil qui « perfore » la peau du mélanome de Mahmoud, « le vieux dattier », les chameaux, les feuilles d’abricotiers, la bergerie de Mounir, « le vent au milieu des brebis », le moulin à huile, le kilim. Ce paysage est aussi un paysage de sensations, de goût en particulier. Mahmoud évoque les olives, le thym, la menthe, le chèvre frais, le thé brûlant, les baklavas ou l’arak.
Antoine Wauters distille ainsi des touches d’images, de couleurs, de goût ou d’odeurs dans son roman, sans toutefois parvenir à donner véritablement corps à ce paysage et à se l’approprier. Le lecteur peine à le saisir. On pourrait interpréter ce choix à l’aune des phrases prononcées par Mahmoud ou Sarah qui soulignent le vide en cette fin de vie : « Ferme les yeux Mahmoud / la vie est belle mais elle est vide ». La remémoration intérieure des souvenirs prend peut-être le pas sur la possibilité d’une véritable description du dehors. Mais ces touches impressionnistes de paysages, si poétiques soient-elles, renvoient à une désagréable impression de déjà-vu. Elles semblent avant tout signifier l’ailleurs et dessinent un paysage sans relief particulier. Voilà mon pays, la Syrie, nous dit Mahmoud, mais on pourrait aussi bien être ailleurs, dans un autre pays oriental, au milieu des brebis, des baklavas et des kilims… Les touches de paysages désignent un ailleurs qui n’existe finalement nulle part.
Cette difficulté à saisir le paysage syrien dans sa singularité met en lumière l’une des principales problématiques, non résolues, de ce roman : comment écrire au XXIe siècle, en tant qu’Occidental, un pays oriental, une histoire étrangère, sans verser dans une forme d’orientalisme ? Comment trouver sa voix d’écrivain francophone sans s’approprier celles des autres ni les réduire à une source d’inspiration poétique ? Mahmoud ou la montée des eaux n’y répond pas tout à fait. Peut-on en faire l’économie aujourd’hui ? Si Antoine Wauters souligne, par l’hommage rendu dès l’ouverture du roman à Omar Amiralay, auteur d’un cycle de documentaires autour du barrage de Tabqa, le lien qui l’unit à la Syrie et à cette histoire, on peut regretter un manque de mise en perspective politique du roman, souligné par une écriture poétique souvent affectée.
On peut sans nul doute trouver à travers le personnage de Mahmoud, ancien professeur de lettres, grand lecteur et écrivain à ses heures, ou à travers celui de sa femme Sarah, poète reconnue et passionnée par la poésie russe, une forme de justification implicite à ce choix d’une écriture au-delà des identités. Antoine Wauters insiste sur l’intensité du lien de Mahmoud à l’écriture : « Tu écrivais tellement. Tout ce temps à écrire. » Mahmoud livre dans son récit quelques réflexions sur son propre travail d’écrivain : « Je ne suis plus qu’un vieillard, je ne suis rien. / Rien qu’un corps. Pour l’eau et le soleil. / Comme quand j’écris. / Pour écrire : ressentez à quel point vous n’existez pas, / à quel point vous êtes trouble. / Tout vient de là. » L’auteur de Mahmoud ou la montée des eaux semble ainsi épouser le point de vue de son héros sur le travail d’écriture qui se situerait au-delà des frontières, dans un trouble lyrique qui abolirait toute assignation à une quelconque identité.
Pourtant, l’auteur n’est pas ici tout à fait personne, et le trouble, dans l’écriture de ce roman, ne se ressent pas vraiment. Puisque Mahmoud est écrivain, amoureux de la langue, on s’interroge sur son absence de réflexion sur la langue et sur l’arabe en particulier. Hormis quelques rares toponymes, prénoms ou mets orientaux, aucun mot arabe n’apparaît dans le roman. La langue étrangère, mêlée au français, n’aurait-elle pas permis d’atteindre ce trouble évoqué par le héros du roman ? C’est ici le français qui s’impose dans la bouche d’un homme syrien : ce choix d’écriture, loin d’être incohérent pour une fiction et dans un pays où le français est l’une des langues apprises par l’élite, n’est pourtant pas non plus anodin. Derrière l’usage univoque du français comme langue de Mahmoud, et face à l’absence de réflexion sur ce choix, la figure de l’auteur francophone, loin du trouble et de l’effacement auxquels il vise, se surimpose avec une forme de violence. La Syrie avec ses paysages et son histoire tragique tend alors à apparaître avant tout comme un décor impalpable.
Le souffle lyrique qui anime la voix de Mahmoud peine à donner vie aux récits de guerre qu’il tente de déployer par bribes. Si le héros affirme qu’« écrire demande folie et foi », la foi et la folie se font peu ressentir, tant sa voix se trouve prisonnière d’un carcan de phrases convenues. Ainsi le cœur est-il un « buisson de lumières », la bouche de Leïla, l’amoureuse tant aimée, « des pétales de fleurs » ; « poèmes d’amour, et de lune et de vent », peau « aux éclats d’amande douce » d’Asma, la future femme de Bachar el-Assad. Le langage fleuri retient la folie de Mahmoud et l’empêche d’éclater au seuil de la mort. À travers ce langage, c’est sa vision du monde qui se trouve aussi contrainte dans des clichés regrettables. Selon une certaine tradition poétique androcentrée, les femmes se retrouvent associées au sucre et aux fleurs, tandis que les mères, avant tout mères, sont décrites comme inquiètes : « Ainsi sont faites les / mères : taillées dans le bois du souci. » Les récits de guerre qui s’intensifient à la fin du texte souffrent des mêmes maux et en plus d’un manichéisme malencontreux.
Si, dans Pense aux pierres sous tes pas, Antoine, Wauters parvenait à faire de son écriture poétique un instrument politique, le geste est moins évident pour Mahmoud ou la montée des eaux. L’écriture en vers libres semble finalement empêcher le déploiement du trouble et de la folie auxquels l’auteur semble pourtant aspirer et qu’il aurait été nécessaire de ressentir pour croire vraiment, sans être traversé de doutes, à l’histoire d’une vie et d’un pays si tragiques.