Il ne fait pas bon aujourd’hui parler d’islamophobie. Un jour de novembre 2020, la police autrichienne fit irruption à cinq heures du matin dans l’appartement où Farid Hafez, politologue à l’université de Salzbourg, son épouse et ses enfants dormaient paisiblement. Elle pointa ses armes sur eux, Farid Hafez se vit confisquer son ordinateur et son téléphone et, au cours d’un interrogatoire d’une vingtaine d’heures, accuser de soutenir le terrorisme et de vouloir « établir un califat mondial ». Aucune des charges contre ce chercheur à la renommée internationale ne fut finalement retenue, mais pendant des mois lui et sa famille durent être soignés pour symptômes post-traumatiques. En proposant, pour l’arracher à l’amnésie et au déni, une histoire croisée de l’antisémitisme et de l’islamophobie, Reza Zia-Ebrahimi, du King’s College de Londres, fait preuve d’un véritable courage personnel mais aussi intellectuel.
Reza Zia-Ebrahimi, Antisémitisme & islamophobie. Une histoire croisée. Amsterdam, 205 p., 16 €
À la différence de l’antisémitisme, l’existence même de l’islamophobie est encore contestée jusque dans l’usage du terme. Rien n’est simple et encore moins simpliste dans l’analyse historique synthétique mais érudite et rigoureuse de ces deux formes de racialisation que propose Reza Zia-Ebrahimi. Son ouvrage n’est pas un pamphlet, mais l’aboutissement d’un authentique travail de chercheur. L’auteur réussit le tour de force d’en rendre la lecture non seulement aisée mais aussi passionnante.
Aucune race n’a d’existence externe et objective ; le consensus scientifique là-dessus est quasiment universel. Mais les races existent bien dans l’esprit du raciste. Reza Zia-Ebrahimi définit ainsi l’antisémitisme et l’islamophobie « comme des racismes ciblant les juifs et les musulmans, les deux groupes étant socialement construits à l’intérieur d’une structure sociale qui domine économiquement, socialement et culturellement les individus présumés membres ». Une population se trouve dès lors considérée comme une race à part. La racialisation est donc, nouvelle définition, « une stratégie discursive qui postule l’existence d’une race sur la base de certaines caractéristiques perçues comme essentielles ». Ces caractéristiques peuvent être biologiques. Dans la chrétienté médiévale, on pensait que le corps des juifs dégageait une odeur fétide.
Mais on peut aussi, alternativement ou en même temps, racialiser sur la base de différences culturelles, y compris religieuses, réelles ou perçues. L’Inquisition espagnole, après la Reconquista, en est un excellent exemple, puisque « le fait d’avoir des ancêtres juifs pour les marranes, ou musulmans pour les morisques, créait à leur égard une présomption d’hérésie, même s’ils étaient convertis au christianisme depuis plusieurs générations ». À ces deux formes de racialisation, l’historien en ajoute une troisième, qui constitue une part importante, et la plus originale, de sa réflexion : « la racialisation conspiratoire dont les théories du complot forment l’articulation conceptuelle ». Dans beaucoup de situations historiques précises, comme lors du génocide des musulmans de Bosnie, au cours des années 1990, les trois formes de racialisation se sont combinées. Reza Zia-Ebrahimi réfute ainsi la périodisation proposée tant par Hannah Arendt que par Léon Poliakov qui considéraient que l’antisémitisme moderne et racial (biologique) avait succédé à la haine religieuse du juif, avec le mythe du peuple déicide élaboré au Moyen Âge.
Au Moyen Âge, précisément, juifs et « Sarrasins », qui rejettent la doctrine de la Trinité et incarnent des formes alternatives de monothéisme, « occupent une place commune dans le panthéon des ennemis de la foi chrétienne », même si l’accusation de peuple déicide à l’égard des juifs n’a pas d’équivalent à propos de l’islam. Il arrive aussi que les violences populaires contre les juifs soient motivées, comme au moment des Croisades, par la croyance en une alliance des juifs avec l’islam, ce qui constitue une première figure de cette racialisation conspiratoire dont on va rencontrer de multiples avatars dans le monde contemporain. Le but du complot est l’annihilation de la chrétienté, juifs et musulmans représentant « un péril apocalyptique pour l’univers entier en tant que suppôts de l’Antéchrist ».
L’Inquisition espagnole qui, après la Reconquista, entend purifier l’Ibérie du judaïsme et de l’islam, introduit un nouveau concept, celui de limpieza de sangre (pureté de sang). C’est le recours à cette notion qui permet de traquer inlassablement les « nouveaux chrétiens » et leur postérité, de leur attribuer un statut inférieur, et de multiplier interdictions et prohibitions, visant jusqu’à la fréquentation des hammams ou la préparation du couscous. Ces notions de sang et de filiation, qui constituent des formes précoces du racisme biologisant, reposent également sur le postulat que les juifs sont une source d’impureté pour les chrétiens. La notion de race (raza), introduite à la même époque et jusqu’alors utilisée pour les animaux, renvoie désormais au lignage, à la descendance, à un destin héréditaire auquel il est impossible d’échapper. « Le fils d’un chevalier est naturellement attiré par les faits d’armes, le fils d’un paysan par le travail de la terre, et le fils d’un juif par l’hérésie », écrit David Nirenberg, que cite Reza Zia-Ebrahimi. Il en va de même des musulmans, dont la propension à l’hérésie et à la déloyauté est considérée comme innée et non altérable par la conversion, devenue vaine dans l’Ibérie du XVe et du XVIe siècle.
Contrairement à ce qu’affirme l’historiographie traditionnelle, la racialisation est apparue bien avant le XVIIIe siècle. « La reconnaissance de l’existence prémoderne de l’idée de race est d’une importance historiographique capitale, commente Reza Zia-Ebrahimi, car elle permet de comprendre le développement de cette idée et des pratiques qui l’ont structurée sur la longue durée ». Ces processus socioculturels et biopolitiques ont débouché, dans ces époques lointaines, « sur des actes de violence aussi radicaux que les conversions forcées, les pogroms meurtriers et les expulsions de masse ». Antisémitisme et islamophobie sont donc « organiquement liés dans leurs origines, leur univers idéel, leurs manifestations textuelles, juridiques et politiques ».
Quatre cents ans plus tard, l’association entre juifs et musulmans se perpétue dans l’apparition d’une autre catégorie raciale appelée « sémitique ». Reza Zia-Ebrahimi rappelle utilement que l’invention de la race aryenne la précède et la conditionne. Elles naissent l’une et l’autre de cet énorme malentendu anthropologique qui consiste à confondre similarité linguistique et parenté raciale. Au XIXe siècle, l’aryanisme devient la première forme d’identité raciale et d’auto-représentation en Europe. La race aryenne requiert son « autre », voire son ennemi. Ce sera le « Sémite ». La « race sémitique », d’abord censée comprendre les juifs, les Arabes, les Araméens, les Phéniciens, va, par extension, comprendre la totalité des musulmans, « racialisés sur la base de leur appartenance religieuse ».
On connaît les thèses d’Ernest Renan selon qui la « race sémitique n’a ni mythologie, ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie civile », la faute en revenant en premier lieu à la rigidité supposée du monothéisme. Toutefois, Renan distinguera les juifs, capables d’assimilation en devenant « israélites », des musulmans, totalement « sémites », sémitisés dans leur ensemble, quel que soit leur groupe linguistique, incapables d’échapper à l’irrationalité et au fanatisme. Quelles qu’aient été les positions personnelles de Renan vis-à-vis des juifs (Reza Zia-Ebrahimi rappelle qu’au moment des violents pogroms de 1882 il a fait partie avec Victor Hugo d’un Comité de secours pour les Israélites de Russie), ses théories ont inspiré aussi bien des antisémites allemands, parmi lesquels Eugen Dühring, l’adversaire de Marx, qu’un grand nombre de philologues qui, en écrivant, comme Theodor Nöldeke, que l’islam se caractérise par le « fanatisme des sémites » et un « exclusivisme épouvantable », ont contribué à la consécration d’une islamophobie savante qui a depuis perduré. Ces dispositifs discursifs, avec la généralisation de l’idée d’homo islamicus, « type d’humain à part et en tout point inférieur à l’Européen », comme l’écrivait, pour la dénoncer, Maxime Rodinson, ont influé sur les systèmes juridiques qui se sont mis en place dans les régions colonisées. Le postulat de l’infériorité raciale liée à la religion est venu justifier l’inégalité de traitement à laquelle étaient soumis les indigènes.
À la différence des juifs, les musulmans sont considérés comme inassimilables. C’est alors que les deux formes de racialisation vont diverger. Certes, au tournant du XXe siècle, on redoute la dépravation sexuelle des musulmans comme des juifs et on exprime de l’inquiétude face à la menace du flot montant de l’immigration maghrébine et à celle d’une « République juive » : menaces internes (juifs) d’un côté, menaces externes (Arabes) de l’autre. Cependant, « l’antisémitisme qui se développe dans l’entre-deux-guerres et culmine avec le génocide nazi est historiquement dissocié de l’islamophobie coloniale ». De plus, faut-il le préciser, les musulmans n’ont pas subi cette « tentative de génocide la plus élaborée et la plus industrialisée » qu’a été la Shoah. Un des éléments déterminants de l’idéologie nazie et de l’imaginaire antisémite contemporain est la croyance en l’existence d’une conspiration juive ayant pour but de dominer l’Europe, voire le monde. Ce sont bien sûr les Protocoles des Sages de Sion (1903) qui en constituent l’archétype, nous mettant en présence d’une troisième forme, conspiratoire, de racialisation.
Or, ce faux célébrissime n’est ni un accident de l’histoire ni une spécificité russe. Le complotisme naît dans le sillage de la Révolution française, événement tellement inattendu et d’une telle envergure que certains l’attribuent à des groupuscules clandestins dotés de pouvoirs occultes : les francs-maçons, les Illuminés de Bavière, et finalement les juifs. C’est ainsi que naît, en 1806, sous la plume d’un certain Giovanni Battista Simonini, le mythe du complot judéo-maçonnique. D’autres reprendront le flambeau, dont Édouard Drumont, avec les mille deux cents pages de La France juive (1886). Les Protocoles vont plus loin puisque le complot ne se limite plus alors à un contexte national : il vise une domination d’envergure planétaire. Ce complot, comme l’écrira Goebbels, « est plus une affaire de race que d’intentions intellectuelles ». Les juifs, selon Hitler, peuvent même y prendre part inconsciemment. Les juifs complotent car il est dans leur nature de comploter, « un impératif biologique, en somme », résume Reza Zia-Ebrahimi. Le complotisme constitue ainsi, selon lui, « le stade supérieur de la racialisation ».
Et c’est là que l’antisémitisme croise, une fois de plus, l’islamophobie. Les théories du complot islamophobes, qui n’atteignent leur stade final de développement qu’au début du XXIe siècle, c’est-à-dire aujourd’hui, brodent toutes sur le thème de la fin de l’Occident par l’imposition de la charia et d’un ordre juridico-culturel islamique sur le continent européen. Les expressions en sont multiples, qu’il s’agisse de la thèse d’Eurabia, du « grand remplacement », ou, aux États-Unis, du « djihad furtif » (stealth jihad). Les mythes de la domination juive ne mettaient en scène que de petits groupes. Ceux de l’islamisation insistent sur la « submersion » démographique : les stéréotypes hérités en France de l’Algérie coloniale font apparaître les Maghrébins, et donc les musulmans, « comme des analphabètes fainéants, ineptes et misogynes, géniteurs de familles nombreuses ». Oriana Fallaci, qui a largement contribué à la propagation du mythe de l’islamisation, écrit, quant à elle, que les « fils d’Allah » se multiplient « comme des rats dangereux ». Après les attentats du 11 septembre 2001, « d’incompétent, le musulman devient un danger, extérieur autant qu’intérieur ». Les trois volets de la Trilogie de l’islam de Fallaci auront un succès retentissant, malgré ou peut-être à cause des torrents d’injures aussi bien génitales que scatologiques qu’elle déverse sur les musulmans.
Cette invasion de musulmans impossibles à intégrer est facilitée par ces traîtres à la civilisation occidentale, depuis les journalistes anciennement communistes convertis à l’« islamo-gauchisme » jusqu’à la « pro-islamique ONU » et à l’Église catholique, qui constituent une véritable cinquième colonne. Ce sont des propos analogues que l’on retrouve chez Renaud Camus ou chez Bat Ye’or, l’autrice d’Eurabia. Les slogans scandés par les manifestants suprémacistes blancs et néonazis à Charlottesville en 2017 (« You will not replace us ! ») ou le manifeste publié par Brenton Tarrant, qui, à Christchuch (Nouvelle-Zélande), a assassiné cinquante et un musulmans, ne disent pas autre chose. En dépit de tout ce qui les distingue, « la dynamique fondamentale des théories du complot antisémites et islamophobes est essentiellement la même : la racialisation de la population visée et sa transformation en menace existentielle pour l’Europe ».
Reza Zia-Ebrahimi n’élude pas les difficultés liées au surgissement de la question palestinienne, avec d’un côté la représentation des Arabes, sinon de la totalité des musulmans comme des antisémites, et donc une menace existentielle pour le peuple juif, et de l’autre un antisémitisme importé mais bien réel dans le monde arabe. Paradoxalement, « juifs et musulmans finissent par se représenter mutuellement dans les termes d’un orientalisme, d’un antisémitisme et d’une islamophobie d’origine européenne ». Cependant, manifestations et attentats, aux États-Unis comme en Europe, ont montré récemment la persistance de la porosité entre ces deux formes de racisme. Plus largement encore, à l’ère des réseaux sociaux, les différentes formes de racisme sont plus entremêlées que jamais.
C’est donc un livre très fort que celui de Reza Zia-Ebrahimi. Chaque concept y est défini et chaque affirmation solidement étayée. Son intention est de nous rendre lucides, et il y parvient sans polémique ni invective. En le refermant, on se sent un peu plus intelligent, comme s’il nous avait livré des clés pour déchiffrer quelques débats actuels et ne plus seulement s’en affliger.