L’espace noir

Les écrivains de la constellation post-exotique s’approchent toujours plus dangereusement de la fin, ce qui ne signifie pas qu’ils pourront l’atteindre réellement. La fin prochaine est aussi celle de leur œuvre publiée aux côtés (et parfois en marge) de la « littérature officielle », dans le cadre des quarante-neuf livres écrits sous le nom d’Antoine Volodine ou sous d’autres hétéronymes. Nous voici déjà au quarante-cinquième volume sur les quarante-neuf annoncés. Les filles de Monroe, signé Antoine Volodine, explore le noir au moyen de plusieurs approches projectives : par sa lumière, par son espace et par ses fantômes.


Antoine Volodine, Les filles de Monroe. Seuil, coll. « Fiction et Cie », 288 p., 19,50 €


Le lieu des Filles de Monroe, c’est principalement l’hôpital. L’espace du roman est celui de la grande « cité psychiatrique », à laquelle la notion de « vastissime camp psychiatrique » est reliée. Mais ce pourrait aussi bien être « l’espace noir », sorte de constante dans l’œuvre d’Antoine Volodine, évoquant le lieu où finissent bien des personnages, plongés dans l’errance stationnaire du « monde d’avant la vie et d’après la mort », pour citer Bardo or not Bardo (2004). Pourtant, c’est bien depuis l’hôpital que tout le noir s’observe et se projette. Un camp donc, que cette cité psychiatrique ? Oui, c’est bien le mot qui est risqué par Volodine. La cité psychiatrique est le « seul endroit du monde à tenir debout », car c’est effectivement le seul endroit encore contrôlé, « après la fin du monde », par le Parti. Cité psychiatrique marquée par le chaos, la désertion, et son caractère de monde finissant et inhabitable.

Ses pavillons hébergent encore divers types de malades, sous l’œil des hiérarques d’un « Parti » qui va plutôt mal pour l’heure, entré « vraiment dans une période apocalyptique ». Certains de ses membres, inquiétés voire affolés par une possible infiltration des filles de Monroe dans la cité, n’hésitent pas à confier une charge de première importance au très fou narrateur du roman qu’est Breton. Celui-ci, schizophrène, avance dans l’espace du récit et dans celui du camp tel un démasqueur-masqué. Interrogé à cause de ses visions du noir, il doit sans cesse rendre compte des agissements des « filles de Monroe » que l’on suspecte de s’infiltrer depuis l’espace noir vers la cité, mais il parvient à garder secret le nom de sa bien-aimée (Rebecca Rausch), qu’il a vue au début du roman. Prenante et touchante, la narration du très peu « fiable » narrateur Breton, à la voix dédoublée, nous fait douter des masques et des images qu’elle-même projette sur la scène du récit. Ces projections lui appartiennent-elles ? Peut-on croire Breton lorsqu’il nous dit voir des images (celles des rêves de Monroe) projetées depuis l’au-delà, que personne d’autre que lui ne voit ?

Les filles de Monroe, d'Antoine Volodine : l'espace noir

Antoine Volodine © D.R.

Le seul je au nom duquel Breton peut s’exprimer relève bien plutôt d’une règle du « jeu » qui lui est imposée par les autres. Il fait ainsi penser au vrai/faux fou Fabian Golpiez du Nom des singes (1994), interrogé par le psychiatre (vraiment fou ou du moins despotique) Gonçalves. La dynamique de l’interrogatoire est un procédé courant du post-exotisme. Elle permet à la fiction d’explorer le jeu de va-et-vient entre la question et la réponse. La fiction d’interrogatoire volodinienne s’avance elle aussi masquée ; au mode de l’« interrogatoire » (du Parti) se superpose un mode plus interrogatif (du schizophrène Breton dialoguant avec lui-même), ce qui est l’une des prouesses formelles de ce roman extrêmement bien construit, où la fiction, comme son narrateur, masque son délire, mais aussi une fausse oisiveté.

Breton doit repérer et démasquer (au moyen de lunettes et d’autres objets onirico-optiques) les faits et gestes projetés par Monroe pour déstabiliser la cité psychiatrique. Sa mission, dans ce monde empli de références à la science-fiction et à l’espionnage, consiste à rapporter tout ce qu’il pourra sur ses visions de Monroe et de ses filles. Mais quel est donc ce Monroe ? Ce qui est sûr, c’est que la très chamanique capacité qu’a cet ancien dissident du Parti, autrefois exécuté, de hanter de et par sa mort même, est l’un des problèmes majeurs qui occupent tous les enquêteurs ou membres du Parti, de Kaytel à Strummheim, en passant par Borgmeister ou par la très apocalyptique et caricaturale Dame Patmos, lesquels ne se contentent pas de surveiller Breton, mais vont aussi tenter de retrouver les filles de Monroe.

Ce qui est moins sûr, c’est le lieu d’où nous vient ou plutôt nous revient Monroe. De la mort, de l’au-delà de l’espace noir ? L’espace-temps dans lequel il évolue est pour le moins étrange. Son nom même pourrait renvoyer à quelque doctrine souvent confondue avec l’« isolationnisme » américain (la très célèbre doctrine de Monroe), ou constituer une discrète allusion à un parapsychologue du nom de Robert Allan Monroe. Volodine joue avec l’imaginaire du lecteur, sans vouloir rien fixer. Contrairement à Breton, Monroe n’a pas de secret. Disons plutôt que sa crypte, c’est son pouvoir de hantise. Il hante les consciences, il peuple les images de ceux qui parviennent à entrer en communication avec lui (par ses rêves ou par ses projections radiophoniques). Viendra-t-il, Monroe ? Sa venue semble « interdite » par le récit, mais qui sait si, au fond, Monroe n’annoncera pas sous peu, de sa propre voix de mort, qu’il est en mesure de « revenir » ?

Monroe est certes un personnage (spectral) important du livre, mais il n’est certainement pas le véritable objet du récit, et ce malgré l’importance « des rêves de Monroe » auxquels Breton possède un droit d’accès privilégié. Il faut, comme souvent avec les tyrans chamaniques chez Volodine – on pense par exemple au tyran-chamane Solovieï dans Terminus radieux (2014) ou encore à la très indéfinissable créature de la fin de Frères sorcières –, passer par l’épreuve de ses filles, pour prétendre espérer « atteindre » le sorcier-chamane qu’est Monroe. Et les filles de Monroe sont loin d’être tendres : elles sont offensives, voire dangereuses. Radicales objectrices venues de l’au-delà, jusqu’au-boutistes dans leur effort pour rétablir Monroe et le Parti, sont-elles aussi courageuses et invincibles que le pensait Breton ?

Les filles de Monroe, d'Antoine Volodine : l'espace noir

La narration, qui procède par projection d’images successives, depuis la conscience de Breton (et de Monroe), ne nous révèle que très progressivement qui sont en vérité ces filles. Singulières créatures parlant l’anglais aussi mal que le français, les filles de Monroe sont cash, pour s’exprimer dans leur langue et reprendre leur registre. Elles parlent dans une sorte de globish (mélangeant le « franglais » et le langage familier) considéré comme une langue morte par Breton. Leur parler n’inscrit aucune différence sexuelle interne à la langue. Dès lors que tout n’est que voix et chamanisme, la différenciation sexuelle n’est-elle pas vouée à disparaître ? L’incapacité profonde des « filles de Monroe » à céder au désarroi et leur intense radicalité font toute leur singularité et les rendent fascinantes pour le lecteur.

Le récit s’ouvre d’ailleurs sur cette image de « la fille ». C’est une description saisissante qui évoque très précisément la revenance de cette fille de l’espace noir ainsi que son retour dans le même espace. Cinématographique, mais aussi photographique, l’écriture volodinienne nous immerge donc complètement dans l’espace noir décrit et projeté par la fiction. Si l’épuisement de l’image est, chez Volodine, thématisé, si la projection « d’ouvertures noires » – ou le fait de voir les images êtres captées « noir sur noir » – participe d’un relatif épuisement de l’image, il s’agit aussi d’aller jusque dans l’inépuisable de l’image de l’espace noir, y puiser encore quelque chose pour, au-delà de l’image, faire encore image. L’importance de l’image, la capacité projective et immersive que Volodine a de « faire le noir », est, plus que jamais dans l’œuvre post-exotique, cruciale.

La foi habituelle de Volodine dans le pouvoir de la fiction, sa confiance dans le langage, sont des réponses au désarroi. Cela tient peut-être aussi à l’humour particulier de ce quarante-cinquième roman. On y rit moins de la noirceur et du désastre de ce monde que de situations où un comique relevant du burlesque peut se déployer. « L’humour du désastre » (expression forgée par l’auteur lui-même pour parler de certains de ses précédents livres) reste présent, mais le burlesque aussi, notamment dans la quatrième partie, que l’auteur avait précisément projeté de sous-titrer « Burlesque ». Volodine a avoué s’être, pour une certaine scène de cette partie, inspiré d’Une nuit à l’opéra des Marx Brothers ; on y retrouve en effet une allusion à une scène de ce film, marquée par l’arrivée et l’entassement de personnes dans une cabine. Cette nouvelle forme d’humour constitue sans doute une première et dernière tentative d’exploration pour le post-exotisme.

À travers cette très belle quarante-cinquième pierre de l’édifice, Antoine Volodine affirme sa voix d’auteur parmi d’autres auteurs post-exotiques et continue d’appeler de ses vœux une communauté post-exotique dont les lectrices et les lecteurs de l’œuvre en cours de réalisation font partie. Le monde post-apocalyptique relève non seulement de projections passées ou futures, mais aussi des projections de nos présences dans le monde de la fin. À nous, lectrices et lecteurs, futurs éventuels découvreurs et passeurs des voix post-exotiques, et à mesure que la somme des quarante-neuf livres approche de son achèvement, de les faire vivre, de les partager et de les transmettre.


EaN a rendu compte de Kree, signé Manuela Draeger, et de Black Village, signé Lutz Bassmann.
Lire aussi le compte-rendu de Maurice Mourier.

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