Rencontre de l’histoire et de la psychanalyse

Avec L’inconscient ou l’oubli de l’histoire, Hervé Mazurel a tenté un livre maître, et il a réussi son pari : montrer les difficiles chemins de la rencontre entre l’histoire et les sciences humaines, au cœur desquelles réside la psychanalyse, l’inconscient et le complexe d’Œdipe revu ou non par les anthropologues.


Hervé Mazurel, L’inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective. La Découverte, coll. « Écritures de l’histoire », 590 p., 25 €


Les historiens, qui savent combien toute notion est historicité et trace d’un moment infiniment plastique, ont besoin de ces notions et de leur critique s’ils se veulent à l’écoute de ce qui est excès, hors norme, violence et singularité sans rivage. Le livre d’Hervé Mazurel scrute donc comment furent particulièrement réductrices les analyses des tenants d’approches conceptuelles et presque toujours celles d’un structuralisme d’autant plus rigide que l’on en a oublié les résonances, les ouvertures qu’ils donnèrent simultanément aux divers champs qu’ils rouvraient.

Cette promenade vagabonde évoque à point nommé tous les historiens qui se sont engagés dans la voie du dialogue des nouveaux objets des années 1970. La constante est de souligner que nul(le) n’a jamais suffisamment senti le poids de l’aléa, de la fugitive recomposition, de l’évolution dynamique, qui marquent, dans chaque cas, des alliances du singulier, de l’individu et du collectif, la société qu’il porte en lui, celle qui le façonne autant qu’il en est le révélateur.

L’inconscient ou l’oubli de l’histoire, d'Hervé Mazurel

Se plaçant dans la grande tradition des historiographes, mais fort de ses propres quêtes autour des sensibilités (le nom de la revue qu’il codirige par ailleurs), Hervé Mazurel, parti du « mirage grec » des soldats philhellènes au temps du romantisme, puis se consacrant un moment à la violence de guerre et dernièrement au cas Kaspar Hauser, évite d’abord l’écueil de la pédanterie outrancière, ce qui tient du tour de force. Il récapitule avec aisance, en presque 600 pages, les théories de Freud et de Lacan, il évoque le Collège de philosophie et nous promène parmi les auteurs et les livres qui ont marqué leur temps. Il poursuit les apories de la psychanalyse en ses différentes écoles par le regard que portent les anthropologues sur le traitement du singulier et du collectif, de Géza Róheim à Lévi-Strauss, puis Clifford Geertz. Une partie en revient alors à la sociologie de l’habitus, reprenant Bourdieu et bien d’autres. Son apport est aussi de suggérer le poids de l’image, là où le texte ne peut l’évoquer sans la questionner, qu’il s’agisse de rêves, de gestes, d’interactions ou d’évocations.

Fort de cette traversée de la pensée du XXe siècle, l’auteur n’est jamais lassant, et c’est cela son tour de force, tant parce que sa plume reste amène que parce qu’il sait sans doute ce qu’est une rhapsodie, grâce à ce qui fut au cœur de sa pratique de musicien de rock jusqu’à son groupe, Valparaiso : des lieux où l’on s’applique à faire surgir le sens du chaos, la forme de l’aléa, très parallèlement à ce qu’il en est du métier d’historien qui n’est que de savoir-faire, l’exécution, ce que répétaient les bons maîtres, au péril de l’évidente polysémie de la formule.

Né du questionnement de l’histoire culturelle pour ses marges, une histoire sans nom qu’Alain Corbin appelait vivement de ses vœux il y a trente ans déjà, placé sous l’injonction de récapituler chaque approche dans sa butée sur l’historicisation insuffisante des faits et gestes racontés, L’inconscient ou l’oubli de l’histoire offre à son lecteur les meilleurs noms et les grandes études de cas : Certeau, Le Roy Ladurie, Delumeau et Carlo Ginzburg. Or, la volonté de démontrer l’insuffisance des positions qui ont animé la scène disciplinaire ne l’engage pas dans quelque règlement de comptes avec le passé, car c’est en conteur allègre que Mazurel pose le foisonnement épistémologique qui décide des objets et de leur questionnement.

La critique radicale tient de la bonne guerre universitaire, et ne voir que la faille d’un dispositif permet de mener une entreprise dans la continuité de la volonté critique de la collection dans laquelle il s’inscrit, celle de Christian Delacroix, Patrick Garcia et surtout François Dosse, qu’il peut occasionnellement citer, tout en en élargissant le champ de ce qui fit leur notoriété. La force d’Hervé Mazurel est de recourir généralement aux œuvres mêmes, comme il sied d’ailleurs à qui enseigne dans le cadre présent des licences et masters universitaires. Au présent, il poursuit sa quête par ses rencontres avec les travaux de Bernard Lahire, et plus occasionnellement de Georges Didi-Huberman.

L’inconscient ou l’oubli de l’histoire, d'Hervé Mazurel

« Étude pour Œdipe, La Tragédienne », par Pierre-Auguste Renoir (vers 1895)

Plus généralement, ce manifeste contre tout « mur conceptuel » donne de l’air à chaque champ d’étude possible autant qu’il reprend les joies du lecteur de ceux qui ont été largement balisés. Son agilité à surfer, et même à naviguer en leur sein, donne force à ce travail – auquel ne manquent qu’un index des noms cités et quelques précisions éditoriales, sauf à renvoyer à « ce que tout le monde sait ». Chemin faisant, on se prend à revenir à notre propre historicité : combien, nous-mêmes, indéniablement et sans barguigner, nous ne cessons de constater les glissements qui s’opèrent en nous, par-delà tout récit péremptoire. On peut néanmoins penser que nombre d’auteurs confiaient au « blanc du texte » le meilleur de l’historicisation de leurs audaces théoriques et que le lecteur avisé en faisait subséquemment son miel. Et il en fut « toujours » ainsi, car l’âge classique pratiquait déjà la pensée critique pour lire les suspens du texte, alors éventuellement cryptés ou simplement prudents.

Le livre d’Hervé Mazurel devient donc le manuel des impétrants au royaume de l’histoire telle qu’elle s’entend présentement dans sa victoire contre le marxisme, la réduction du politique à ce qui n’est qu’une composante subjectivable et qui ne s’attache plus qu’à scruter la condition de sujet d’individus liés à leurs constructions fragmentées et en évolution permanente. Ces identités fortuites n’en restent pas moins l’écho incorporé d’un monde hérité toujours déjà là et environnant, ce qui est, on en revient toujours là, via Castoriadis et Bourdieu, en quelque sorte les héros maintenus de cette aventure du soi. Les historicisations accrues qui sont possibles/souhaitables/avérées le mettent au cœur de tous les objets à réinventer, creuser, ajuster.

Car, sans se vouloir réducteur devant un pareil travail, la chasse à toute théorie tient aussi à un moment historique, le nôtre, moins féru de « l’entre-temps » de Patrick Boucheron que de ces « en même temps » qui scandent le langage. Un moment qui témoigne aussi de l’obsession de traquer sous la trace la moindre « explication », serait-elle cachée dans les co-occurrences et les concomitances, ce qui révélerait quelque complotisme de la pensée. Peut-être alors le langage reste-t-il au cœur du jeu, et c’est la linguistique, moins sollicitée ici, qui détiendrait la part du diable de toute analyse. La littérature serait aussi l’autre asymptote – que nombre d’historiens fréquentent désormais – de cette brillante parade.

Réussite indéniable, donc, que ce livre qui ne se résume pas, mais, si Hervé Mazurel marque sa génération, c’est aussi en se constituant comme objet de ses quêtes, que, d’évidence, nous partageons inégalement mais toujours assez fortement, de défiances en phobies, de partis pris en cumuls d’expériences.

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