Nouvel épisode dans la liquidation de l’entreprise totalitaire soviétique, le dernier opus d’Antoine Volodine s’achève par une hilarante annexe intitulée « Les 343 fractions du Parti au temps de sa gloire ». C’est une suite dont un seul exemple, « Les Bolcheviques de la mélancolie », suffit à donner le ton des Filles de Monroe.
Antoine Volodine, Les filles de Monroe. Seuil, 286 p., 19,50 €
Les 272 pages qui précèdent, bien qu’elles soient largement faufilées de facéties pince-sans-rire, pataugent néanmoins dans le marais glauque d’une urbanité en perdition. Pas un brin d’herbe, malgré une pluie incessante, mais ça n’est guère étonnant puisque le paysage, toujours nocturne ou d’un jour triste pressé de retourner à l’obscur, est celui d’une ville monstrueusement semblable à nos grands ensembles nauséeux. Des bâtiments ruiniformes, sales, des avenues immenses encombrées de débris, d’ordures, de fanges suspectes, de résidus tombés de prisons, d’hôpitaux.
Et presque personne dans ces rues, dans ces chambres miteuses ou dans ces cellules où deux clampins improbables surveillent l’espace gluant et noir, préposés, semble-t-il, au repérage d’éléments subversifs prêts à entamer une énième révolution dans la révolution. L’un, peut-être le protagoniste, joue le rôle du narrateur qui dit Je. Anonyme, il discute avec un nommé Breton, mais leurs rapports ne sont pas bien clairs, de subtils glissements de texte amenant le lecteur à se demander si ce n’est pas lui, en fait, qui s’appellerait Breton, auquel cas le dialogue rapporté ne serait que le travestissement d’un monologue émis dans le vide sans lumière.
C’est tortillé et un peu ésotérique, une prose élitaire pour amateurs de casse-tête ? Pas du tout. Le talent de l’auteur, qui est grand, parvient à rendre constamment lisible cet imbroglio d’intrigues politiques fumeuses où se carambolent services secrets aux objectifs confus et chargées de mission acrobates. En effet, les commandos qui tentent de réinvestir la place afin d’y ressusciter la splendeur des succès passés sont des femmes, les « filles de Monroe », qui sautent de corniches situées à des hauteurs incroyables sur l’asphalte et s’y cassent les reins, l’une en tout cas, la seule visible, que le narrateur dit avoir aimée il y a trente ans.
Mais cette chute et ses conséquences funestes ne sont pas une affaire. Reins cassés, elle se relève avec tout son attirail militaire. Rien de plus normal : elle est morte depuis longtemps. Un mort envoyé pour établir une tête de pont dans une cité lugubre à reconquérir ne risque rien. Il peut sans cesse rejouer, comme une sorte de personnage mental de l’Histoire révolue, son engagement et sa défaite. Il faut en effet un certain temps au lecteur pour comprendre que les rares êtres encore présents dans cette métropole en ruine sont tous des morts, enfermés dans les casemates du récit comme les admirables défunts du Locus Solus de Raymond Roussel, condamnés à revivre sempiternellement, dans les cages de verre du jardin du savant fou Martial Canterel, le moment crucial de leur disparition, toujours violente.
Oui, tous, même l’inspecteur de police Kaytel, qui fut un enquêteur fringant devenu un fonctionnaire désabusé, ce qui est bien le moins pour un mort. Il utilise ses indicateurs prisonniers, les deux guetteurs (appelons-les Vladimir et Estragon, un peu de métaphysique ne mange pas de pain) dans l’espoir de déjouer les plans d’insurrection de Monroe et de sa brigade volante de filles. Une longue enfilade de scènes cocasses le montre dans son bureau, cigarette au bec, tout occupé à contrer sans trop la choquer les manigances ouvertement sexuelles de « Dame Patmos, la haut gradée du Parti », qui a été sa maîtresse, mais autrefois, et qui ne suscite en lui aucun regain de désir.
Cette séquence pourrait être de pur divertissement. Il n’en est rien. C’est en fait la mise en abyme de la profonde mélancolie d’un texte qui, sans cette dimension sous-jacente, resterait une brillante fantaisie sur la décrépitude des idéaux révolutionnaires, alors qu’il s’agit de bien autre chose et de plus sinistre : le naufrage de toutes les illusions, proies inexorables du temps. Une seule courte incise, un flash noté 38 (p. 196-197), évoque l’amour juvénile du narrateur pour « Rebecca Rausch », une des filles de Monroe, victime « d’une brève explosion de violence armée entre fractions du Parti ». Elle est morte et pourtant elle parvient à infiltrer la ville (la conscience qui se souvient), première d’une mince troupe de compagnes qui finira par retrouver vide le local où elle devait mettre la main sur les documents nécessaires à la poursuite d’un combat sans raison ni issue.
Mais là n’est pas le pire de la déception, âme de ce livre profond et morose. Chacune des filles de Monroe était en son temps une beauté. Le Monroe de l’histoire est un homme, mais son nom renvoie évidemment à celui de Marilyn. Or, revues un instant dans l’épilogue, avant que Monroe lui-même ne s’écrase sur le trottoir, elles n’ont pas seulement vieilli mais exhibent d’effrayantes lèpres, comme il sied à des entités tout juste jaillies du sépulcre. Sic transit gloria mundi : sur le fumier des idéologies, les corps, ces rêves incarnés, se décomposent et renaissent chargés d’effroi. Le lion devenu vieux n’est plus qu’une carcasse envahie de chancres.