En guise de décor, un luxueux hôtel berlinois où se côtoient divers responsables (ou profiteurs) du régime nazi. Un jeune résistant traqué par la police trouve refuge dans la chambre d’une actrice en vogue, ces deux êtres que rien ne prédisposait à se rencontrer tombent évidemment amoureux l’un de l’autre, et voilà l’action lancée. Mais Hôtel Berlin 43, que traduit Cécile Wajsbrot, est bien plus qu’un roman sentimental, quand bien même il en distillerait nombre d’ingrédients. Vicki Baum (1888-1960) l’a écrit alors que la guerre faisait rage et elle l’a publié, justement, dès 1943 aux États-Unis.
Vicki Baum, Hôtel Berlin 43. Trad. de l’anglais et postfacé par Cécile Wajsbrot. Métailié, coll. « Bibliothèque allemande », 320 p., 22 €
Tout ce que l’écrivaine dépeint, les bombardements, les villes en ruines, la peur et le désarroi soudain d’une population aveuglée par dix ans de propagande et de dictature, le complot avorté des généraux contre le régime, tout cela n’est encore que fiction et ne se produira que quelques mois plus tard. Ce roman, qui devait donner du courage à ceux qui l’ont lu en son temps, est aussi un roman original auquel l’Histoire donna raison après coup, et qui étonne aujourd’hui ceux qui croyaient connaître Vicki Baum.
Un autre roman, Grand Hôtel, publié en 1929, avait fait la gloire de Vicki Baum, même si ce n’était pas la première fois qu’un espace confiné devenait prétexte à réunir différents types sociaux d’une même époque et à observer les interactions à l’intérieur de cette micro-société. Sa réussite suggéra à l’autrice de recourir, près de quinze ans après, au même procédé pour brosser un tableau de l’Allemagne sur laquelle elle continuait de s’informer soigneusement depuis les États-Unis. Car les témoignages ne manquaient pas. Stalingrad et le débarquement allié en Sicile modifiaient la donne, un regard extérieur lucide n’avait plus guère de doute sur l’issue de la guerre. Mais combien de temps faudrait-il encore pour vaincre définitivement les forces de l’Axe ? Le roman met donc en relation les piliers du régime qui continuent à croire aux communiqués officiels avec ceux qui commencent à douter, et ceux qui franchissent le pas de la révolte.
Otto Kauders, par exemple, un jeune pilote couvert de gloire, se croit irrésistible dans son bel uniforme, mais le souvenir du jour où il a été abattu est gravé dans sa chair. Et quand l’hôtel est pris pour cible, ce pseudo-héros ne supporte pas d’être sous les bombes qu’il a regardé tomber ailleurs sans états d’âme : la peur, tout à coup, fait de lui un homme comme les autres. Arnim von Dahnwitz, un général tiraillé entre sa conscience et son sens de la loyauté, semble plus respectable en faisant le choix d’entrer dans un complot visant à renverser Hitler, pour rendre sa dignité à une patrie qu’il sert dans la grande tradition militaire de l’aristocratie : son sursaut décisif l’honore, mais, une fois découvert, on ne lui laisse d’autre issue que le suicide. Comment ne pas songer au sort qui sera réservé en octobre 1944 à Erwin Rommel ? L’amiral Canaris, exécuté de manière atroce à Flossenbürg en avril 1945, tout comme les officiers qui ont attenté à la vie de Hitler en juillet 1944, n’ont pas eu droit à cette mort « élégante » !
D’autres hommes peu recommandables gravitent dans cette constellation, tel le Gauleiter Plottke qui a profité du régime nazi pour s’enrichir et gravir les échelons de l’ordre noir. En contrepoint, Martin Richter est le héros idéal : ancien combattant de Stalingrad, étudiant condamné à mort et blessé dans sa fuite, il rappelle étrangement – est-ce un hasard ? – Alexander Schmorell ou Christoph Probst, tous deux membres du réseau de résistance « La Rose blanche » de Hans et Sophie Scholl, exécutés à Stadelheim près de Munich en février 1943 alors que Vicki Baum travaillait à son roman.
Deux Français, échoués on ne sait comment au sein du personnel de l’hôtel grouillant d’espions et de nervis de la Gestapo, vont aider Martin Richter à se cacher, avant de contribuer activement à sa fuite. Un journaliste anglais, prisonnier à demi consentant, contraint de participer à des émissions de propagande à destination des Alliés, se reprend à la dernière minute et participe lui aussi au sauvetage du héros : ainsi Vicki Baum s’ingénie-t-elle à entretenir une lueur d’humanité au milieu de la noirceur, rendant possible la victoire sur le mal.
Il n’y a pas que des hommes dans cet hôtel, et le roman met fortement en relief deux femmes qu’on est tenté de considérer comme ses véritables héroïnes : Lisa Dorn, la vedette, et Tilli, la demi-mondaine. Leur destin semble tracé dès leur jeunesse : l’une a offert des fleurs à Hitler, l’autre a été publiquement humiliée pour avoir eu des relations avec un Juif. L’une connaît la gloire, l’autre se prostitue pour vivre. Et pourtant toutes deux connaissent aussi la rédemption : l’actrice épouse les idées de Richter, avant d’épouser l’homme au cas où un happy end serait envisageable, l’autre retrouve à son tour le droit chemin quand, au fond de l’abri où tous tremblent de la même peur tandis que l’hôtel croule sous les bombes, elle dénonce publiquement les méfaits du sinistre Plottke, sauvant ainsi d’une mort certaine une vieille femme juive qui a pris le risque d’entrer dans l’hôtel pour tenter d’obtenir les médicaments dont avait besoin son mari. Tout concourt donc à illustrer ce que Vicki Baum disait dans sa préface : « Des gens exclusivement mauvais sont aussi rares que des gens exclusivement bons, ici comme chez l’ennemi. » Il est donc permis d’espérer !
Hôtel Berlin 43 a connu au fil des années un curieux destin éditorial que la postface de la traductrice Cécile Wajsbrot, ainsi qu’un entretien avec Nicole Bary, directrice de la collection « Bibliothèque allemande » des éditions Métailié, permettent d’éclairer. D’abord, ce roman est le seul que Vicki Baum, Autrichienne réfugiée aux États-Unis, a écrit en anglais : ce fait rarissime dans la littérature de l’exil dut faciliter l’adaptation cinématographique réalisée en mars 1945 par Peter Godfrey, qui offrait au grand public (et particulièrement aux soldats qui allaient intervenir sur le sol allemand) l’image la plus fidèle possible de ce qui se passait sur place. C’est en tout cas l’objectif avoué de Vicki Baum lorsqu’elle écrit : « Mon livre ne prétend être rien d’autre qu’un petit miroir, sans doute un peu trouble, dans lequel se reflète le visage de l’Allemagne tel qu’on pouvait le voir deux ans avant la fin de la guerre ».
Hôtel Berlin 43 fut ensuite, dès 1947, traduit en français (par Christine Carel, éditions Stock), puis en allemand, sans doute parce que Vicki Baum ne voulait pas être en reste au moment où la littérature allemande renaissait après douze longues années de calvaire, sans doute aussi pour prendre place à côté d’autres émigrés plus engagés politiquement, tels que Lion Feuchtwanger, Bertolt Brecht ou Anna Seghers. On a pu soupçonner que Vicki Baum en personne se cachait alors derrière le nom de la traductrice, Grete Dupont, mais on admet aujourd’hui que le texte allemand, plutôt fidèle au texte original, a bien été traduit par Grete Dupont, même si sa collaboration avec l’autrice dont elle était la secrétaire ne fait guère de doute.
Mais les temps changèrent rapidement, la guerre froide succédant aux hostilités ne pouvait que modifier le statut de l’Allemagne qui, de l’ennemie infréquentable qu’elle était, fut tout à coup promue pièce maîtresse de la nouvelle géopolitique, ultime rempart face à l’Est communiste. Plus question de remettre sans cesse sous le nez des Allemands leurs méfaits accomplis sous le Troisième Reich. Et encore moins lorsque le chancelier Willy Brandt signa en décembre 1970 le traité de Varsovie et s’agenouilla devant le monument du ghetto : la République fédérale reconnaissait ainsi ostensiblement le principe de la continuité de l’État, et assumait la responsabilité d’un passé lourd à porter.
C’est sans doute ce qui explique que la réédition allemande des années 1970 marque de notables différences avec la première traduction, maints passages jugés trop accusateurs pour le peuple allemand ayant été édulcorés, voire gommés, sans qu’on sache exactement qui en a décidé ainsi. Même si le mur de Berlin tient encore solidement, l’Allemagne, fer de lance de l’OTAN face à l’Union soviétique, est alors plus que jamais nécessaire à la stratégie occidentale.
Tant de choses ont changé depuis ! L’esprit du temps est maintenant propice à la redécouverte du texte original, traduit en français et débarrassé grâce à Cécile Wajsbrot (qui a travaillé sur l’édition américaine) des fadeurs de la première traduction allemande de 1947 et des atténuations de celle de 1970. Tel qu’il est, ce texte ne manquera pas d’éclairer la littérature de Vicki Baum sous un jour inédit, et le lecteur français sera surpris de la perspicacité de son regard sur l’Allemagne de 1943, alors même que les dés étaient encore loin d’être jetés.