Parmi les œuvres de Christian Boltanski, mort le 14 juillet dernier, on peut voir les « modèles », des photos d’enfants, ou les « 10 portraits », censés le représenter. Dans Les vies de Jacob, Christophe Boltanski fait par deux fois allusion à cet oncle déjà présent dans La cache (Stock, 2015). Mais les photos du plasticien étaient toutes différentes. Celles qu’évoque l’écrivain montrent le même homme et sont tirées dans des cabines de photomaton. Le mystère entoure ce personnage qui s’est ainsi enfermé derrière un rideau, pour se multiplier dans des vies.
Christophe Boltanski, Les vies de Jacob. Stock, 236 p., 19,50 €
Un jour, dans un de ces espaces entre brocante et débarras, Christophe Boltanski trouve un album contenant des bandes de photos. Celui qui s’est soumis à l’œil du photomaton est un certain Jacob B’chiri, sur les traces duquel l’écrivain se lance. Entre 1970 et 1974, Jacob a brièvement vécu à Rome, à Marseille, à Bâle, a laissé son empreinte dans la banlieue de Tel Aviv. Les bandes de photos disent ces déplacements, comme un carnet de voyage ou un antique GPS. Boltanski le suit d’une adresse l’autre, recherchant les personnes qui l’avaient hébergé. Il ne trouve pas toujours mais il parvient à reconstituer une existence ou plutôt des existences. Dans ces années-là, il est peut-être steward, agent de sécurité, voire espion. Ce sont les années des attentats terroristes contre les aéroports et les avions israéliens.
Cette partie de la vie de Jacob fait rêver une productrice de séries. Elle engage Christophe Boltanski comme scénariste pour quelque chose entre documentaire et fiction, avec un « rail réaliste » et un autre « plus loufoque ». Le narrateur ira plus loin qu’elle ne le veut (ou le comprend). En vénerie, on appelle « connaissances » les empreintes d’une bête chassée. Il suit les empreintes d’un homme à bien des égards traqué, mais par qui, ou quoi ?
Jacob nait à Djerba dans une famille nombreuse, il a quitté son île et les siens pour Israël en 1963. Il n’a pas choisi cet exil. Son père, qui avait fait fortune, est mort brutalement, devenant « le spectre qui hante toutes les vies », sa mère s’est trouvée sans ressources, sans soutien. L’arrivée en « Terre promise » n’a rien d’idyllique. En tant que juif arabe, il ne peut être éduqué dans un kibboutz, côtoyer l’élite intellectuelle et morale du pays. On le pense incapable de comprendre les discussions idéologiques ou philosophiques. Il ira dans un pensionnat religieux dévolu aux Séfarades, tout juste, croit-on, capables de prier.
En 1966, il est incorporé dans la brigade Golani, la troupe d’élite, et se bat sur le front syrien pendant la guerre des Six Jours. Il est blessé et ressort choqué de cette épreuve. Si l’album contient des adresses en Israël, c’est en Europe que l’essentiel de l’existence de Jacob se déroulera, jusqu’à sa mort. Il devient un Ulysse d’aujourd’hui, affronte les monstres. L’œil photographique rappelle celui du Cyclope.
En hébreu, lever son verre se dit « Leh’ayim », « aux vies ». Le mot « vie » n’existe pas au singulier, comme si la mort n’était qu’une autre vie. Dans les vingt dernières années de son existence, Jacob pénètre dans le royaume d’Hadès : il se consacre à la mort, d’abord comme compagnon de la « Hevra qeddisha » ou pompes funèbres, ensuite comme responsable de cette institution au sein du Consistoire israélite. Le rite, très précis, ne souffre aucune négligence, aucun laisser-aller. Il prendra un soin extrême des morts et de leurs familles, sacrifiant sa vie personnelle à cette tâche. En 2003, il est confronté aux innombrables décès provoqués par la canicule. On lira dans le récit où cela le mènera.
Ses vies multiples nous entrainent ailleurs. Et d’abord dans cette cage ou case qu’est la cabine du photomaton. Elle l’isole de l’espace commun, elle lui permet de s’inventer des visages, de se montrer sous des jours tous différents, de simuler la joie, la désinvolture, la folie. C’est un espace clos, comme l’était la cache dans laquelle vivait la famille Boltanski, grands-parents, fils et petits-enfants. Le formidable premier roman du petit-fils ouvrait une série que poursuivait Le guetteur (Stock, 2018). Là, c’était la mère enfermée dans son petit appartement, écrivant ses débuts de romans policiers et sombrant peu à peu dans la syllogomanie ou syndrome de Diogène, cet entassement compulsif de journaux, documents divers, objets de toutes sortes, voire déchets, sans que personne y puisse rien. Jacob aussi est atteint de ce syndrome. L’accès à son dernier appartement est presque impossible. Il a sombré dans la dépression et nul n’a pu l’en sortir.
Série, donc, qui s’inscrit aussi dans les noms. Le romancier y est très attentif. « Jacob », ou « Yaacov » en hébreu, signifie « à suivre ». Et la bande photographique comme le projet pour la télévision, c’est toujours à suivre. Mais la série est également un principe artistique. Des autoportraits de Rembrandt aux photomatons des surréalistes, du body art à Warhol, en passant par les photos de Roman Opalka, on n’en finit pas de jouer avec son image, de la construire. Jacob se déguise, se transforme à l’aide d’accessoires, est parfois accompagné de copains dans l’étroite cabine. Il est plusieurs et, pour le dire avec le narrateur dont le « je » alterne avec le « tu » désignant Jacob : « tu te soustrais pour mieux t’additionner ».
Et, d’ailleurs, cet autre désigné par la deuxième personne, ne serait-ce pas le narrateur se regardant dans le miroir des mots ? Le récit ne serait-il pas la rencontre entre les deux hommes ? C’est possible. L’un serait le revers de l’autre : Jacob se livre à l’appareil photo le plus élémentaire qui soit, se confie à cet œil unique, Boltanski, pas du tout : « Je me méfie des images, des écrans, de tout ce qui fait obstacle entre moi et les autres. Les hygiaphones m’intimident. » Le livre écrit en pleine pandémie en garde la trace, et plaide pour le face-à-face, le toucher, les autres sens. Et puis si Jacob travaille aux pompes funèbres, organise la cérémonie après avoir pris grand soin du corps, les Boltanski n’ont jamais recours aux services de ces institutions : « Chez nous la mort n’a pas droit de cité. »
L’une des vies de Jacob était tournée vers le deuil, une autre, aussi importante bien que moins visible, l’était vers l’art. Il avait fait des études d’architecture et s’intéressait à la peinture. L’album et les séries qu’il contient sont des installations, à la fois états d’une existence et rêverie sur la vie et sur ce qu’un homme en projette. Sans doute est-ce à cet endroit-là, dans une pratique commune, que Jacob et Christophe se rencontrent vraiment.