Frontières de Modiano

Un livre circule dans les romans de Patrick Modiano : L’éternel retour du même. Quelqu’un le conseille au narrateur ou au personnage principal. Le livre n’existe pas en soi, sinon comme sous-titre d’un essai sur Nietzsche. Prenons ce titre à la lettre pour noter que Chevreuse, son nouveau roman qui paraît le 7 octobre, renvoie à des lieux, à des situations et des personnages dont nous sommes familiers. Mais le retour ou la répétition ne se produit jamais à l’identique. La variation est toujours là, et le plaisir et le trouble qu’elle suscite.


Patrick Modiano, Chevreuse. Gallimard 176 p., 18 €


Chevreuse fait écho à Remise de peine, paru en 1991. Le narrateur, très proche de Modiano enfant, se trouvait avec son jeune frère dans une maison de Jouy-en-Josas. Leurs parents, occupés ailleurs, avaient confié les deux garçons à quelques femmes vivant là, dans ce qui ressemblait encore à un village. Des gens peu recommandables allaient et venaient, l’enfant essayait de comprendre ce qui arrivait. Un certain Guy ou Roger-Vincent le promenait dans une belle décapotable américaine, et offrait à son frère une authentique auto-tamponneuse. Le père du narrateur venait parfois, toujours mystérieux, évasif, insaisissable. On trouve de ce séjour dans la vallée de Chevreuse un condensé dans Un pedigree (2005). Les noms défilent, dont celui de la propriétaire d’un hôtel rue du Vieux-Colombier, Rose-Marie Krawell. Elle jouera un rôle significatif dans Chevreuse bien que le héros ne la rencontre qu’à la fin, à Nice.

L’intrigue de Chevreuse se déroule pour l’essentiel vers 1966 et met en scène Jean Bosmans, déjà double de Modiano dans L’horizon (2010). Il fait la connaissance de deux hommes au profil douteux. L’un se nomme Michel de Gama (ou plutôt Degamat) et se prétend gérant de l’hôtel Chatham près de la gare Saint-Lazare. Il serait associé à Guy Vincent, que l’on ne voit jamais dans son bureau. L’autre, René-Marco Heriford, habite un vaste appartement à Auteuil. Son jeune fils vit dans ce lieu, et Kim, une jeune femme, s’occupe de lui. Heriford n’a pas de profession. Chaque nuit, des hommes et des femmes se retrouvent chez lui, sans doute sollicités par le « réseau », ces lignes téléphoniques inutilisées par lesquelles on communiquait avant que le Minitel ou le Darkweb n’existent. Bosmans s’esquive avant la nuit afin de ne pas frayer avec cette faune.

Chevreuse, le nouveau roman de Patrick Modiano : frontières de Modiano

Patrick Modiano (2017) © Francesca Mantovani/Gallimard

Deux rencontres l’amènent à faire la connaissance de Heriford et de Gama. L’une avec une certaine Martine Hayward, l’autre avec Camille que tout le monde surnomme « Tête de mort ». Elle a travaillé pour de Gama et Guy Vincent. Elle sait quelle menace lui et ses comparses représentent pour Bosmans. De Gama, Hereford et Philippe Hayward cherchent en effet à piéger le héros afin qu’il dise ce qui est caché dans la maison de Chevreuse. Le roman est pour partie le combat obscur que mène Bosmans contre ces êtres fantomatiques. Parfois provocateur, parfois silencieux et seulement méfiant, il les affronte. Les vieux spectres ressurgissent ; le printemps ou le réveil, au matin, les défait, les efface.

Ce qui ne s’efface pas, ce sont les souvenirs, la façon dont on retrouve des temps et des lieux enfouis. Il suffit d’un rien, d’un simple détail pour que le passé ressurgisse. Un objet comme une montre, une boussole ou un briquet renferme le Temps. Le timbre d’une voix, et des intonations demeurent à l’oreille. Un mot, un surnom ou un nom propre comme « Auteuil » ou « Chevreuse ». Bosmans se rappelle une duchesse de ce nom, dans les Mémoires du cardinal de Retz, l’un de ses livres de chevet avec L’art de se taire de l’abbé Dinouart. Chevreuse est aussi et surtout le lieu de l’enfance et de ces impressions mystérieuses. Enfant, il a vu, entendu, sans doute appris, ce que personne ne lui demandait. Si L’art de se taire est son bréviaire, c’est sans doute parce que ce livre, il l’a « vécu » avant de le connaître, quand un policier ne l’a pas écouté car « on ne pensait pas à écouter le témoignage des enfants, en ce temps-là ». On le lit dans Chevreuse, on l’a lu dans le Discours du prix Nobel.

Cet art de se taire est aussi un art poétique. À qui s’étonne ou ironise sur la brièveté des romans de Modiano, on pourrait opposer que « la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences ». Écrire c’est rayer, effacer pour suggérer. Un romancier comme Aharon Appelfeld pratiquait lui aussi le « less is more ».

Une montre, une boussole. Tous les repères sont résumés dans ces deux objets. Bosmans se rappelle la montre de l’armée américaine de Hereford. Dans Remise de peine, l’enfant avait le plaisir de la porter pendant une semaine, quand un certain Jean D. la lui prêtait. Elle était trop grosse à son poignet mais il la montrait avec fierté à ses camarades d’école. La boussole propose une direction, le chemin possible d’une libération. Pour faire court, cette direction est une saison, le printemps, et un lieu, ce boulevard Jourdan ou le stade Charléty qui, dans la plupart des récits et romans, est l’endroit où le narrateur peut enfin respirer, sentir qu’il a quitté la zone de danger.

Une autre « boussole » lui sert : la carte routière ou toute carte qui permet de se situer, de connaître les frontières, mais pas seulement : « La topographie vous aide aussi à réveiller les souvenirs les plus lointains ». À Chevreuse comme dans le quartier d’Auteuil, tout fait signe sur la feuille de papier et ses sigles de couleur. Quant au mot « frontière », il revient près de dix fois dans le roman. Ce n’est bien sûr pas une répétition maladroite. Pour de Gama, la frontière est simple : il se sent « interdit de séjour » quand il se trouve dans un café loin de l’hôtel Chatham. Il a franchi le « poste frontière du 8ème arrondissement ». Le quartier de Saint-Lazare, on le sait depuis Une jeunesse (1981), est un marécage ou un « cloaque ». La police rôde, il a des raisons de la craindre.

Chevreuse, le nouveau roman de Patrick Modiano : frontières de Modiano

Sans titre © Jean-Luc Bertini

La frontière n’est pas la même selon que l’on est enfant ou adulte. Dans le premier cas, on ne peut la distinguer : « Dans son souvenir, cette Ferme d’Auteuil était très près de la vallée de Chevreuse, de la rue du Docteur-Kurzenne et de la zone de la porte Molitor où il était né. Tout cela formait une province secrète. Et aucune carte d’état-major ni aucun plan n’aurait pu lui prouver le contraire ». Modiano a évoqué cette psycho-géographie pensée par Debord et les situationnistes, nommant ici ou là dans le Paris des « zones neutres » dans son Café de la jeunesse perdue (2007). On pourrait parler d’une géographie poétique, fondée sur la dérive et sur les sensations que procurent les saisons. Tout se déroule sans que l’on s’en rende aussitôt compte : « Le paysage avait changé comme si l’on avait franchi une frontière. Et par la suite, chaque fois qu’il suivrait le même itinéraire depuis Paris et la porte d’Auteuil, il éprouverait la même sensation : celle de glisser dans une zone fraîche que les feuillages des arbres protégeaient du soleil. Et l’hiver, à cause de la neige plus abondante qu’ailleurs dans cette vallée de Chevreuse, on croyait suivre de petites routes de montagne ».

Les frontières séparent aussi la réalité et le rêve mais elles s’estompent quelquefois quand, adulte, on a à l’égard des épreuves et des faits la distance qui nous empêchait plus tôt de les vivre sereinement. Bosmans se rappelle cinquante ans après comment les trois sinistres pantins se sont évanouis. Ce qu’il perçoit rappelle ce que nous ressentons, en retrouvant lieux et personnes de l’enfance. C’est aussi l’aura que crée le roman, donnant des contours à ce qui n’en avait pas : « À cette époque, il n’avait cessé de marcher à travers Paris dans une lumière qui donnait aux personnes qu’il croisait et aux rues une très vive phosphorescence. Puis, peu à peu, en vieillissant, il avait remarqué que la lumière s’était appauvrie ; elle rendait désormais aux gens et aux choses leurs vrais aspects et leurs vraies couleurs – les couleurs ternes de la vie courante. Il se disait que son attention de spectateur nocturne avait faibli elle aussi. Mais peut-être qu’après tant d’années ce monde et ces rues avaient changé au point de ne plus rien évoquer pour lui ».

Chaque roman de Modiano est l’éternel retour du même : on y retrouve souvent des arbres comme les sentinelles qui marquent les saisons, et traduisent leurs variations, sans qu’on s’en lasse.


En attendant Nadeau a rendu compte des deux précédents romans de Patrick Modiano : Encre sympathique et Souvenirs dormants.
Lire aussi le compte-rendu de Cécile Dutheil de la Rochère en suivant ce lien.

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