On se plaint souvent que la traduction fasse arriver les livres avec retard. Mais parfois, miracle, elle produit des effets de rapprochement inattendus. Alors que les lectrices et les lecteurs de la langue originale ont dû attendre cinq ans entre le premier et le second volume de l’autobiographie de Deborah Levy, puis encore trois ans entre le deuxième et le troisième, nous avons eu, en France, les trois en une année, ce qui rend la découverte et l’expérience de lecture particulièrement intenses.
Deborah Levy, État des lieux. Trad. de l’anglais par Céline Leroy. Éditions du sous-sol, 238 p., 19 €
Sous l’eau. Trad. de l’anglais par Pierre Ménard. Préface inédite de Chantal Thomas. Points, 190 p., 6,80 €
Et puisqu’on parle de traduction, commençons par saluer la traductrice des trois volumes qui forment cette « autobiographie en mouvement » (living autobiography), Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie, parus l’année dernière, et État des lieux, qui vient de sortir. Céline Leroy, qui a déjà signé une soixantaine de traductions, témoigne avec beaucoup de talent de la prose fantasque et sensible de Deborah Levy et parvient à ancrer sa phrase dans la mémoire de ses lecteurs français. Elle est aussi la traductrice du magnifique Bleuets, de Maggie Nelson (Éditions du sous-sol, 2019), qui ne cesse de jouer sur les sonorités, les glissements sémantiques, sur le bousculement des identités et des genres, bref de tout ce qui est le plus difficile à traduire ; or sa lecture en français est inoubliable. Merci, Céline Leroy.
Une autobiographie en mouvement, ou mouvante, signifie que, s’il y a bien un fil chronologique qui conduit le récit de vie, l’écriture procède aussi autrement, par sauts en arrière ou pas de côté, par motifs et thèmes, et ne l’enferme pas dans le continuum linéaire d’une existence tendue inexorablement du landau au tombeau. Ce que je ne veux pas savoir avait pour point de départ l’enfance en Afrique du Sud, Le coût de la vie tournait autour du divorce comme une toupie. État des lieux évoque la période suivante, quand, ses filles ayant quitté la maison, l’autrice n’est plus retenue dans son appartement londonien et peut aller librement explorer les lieux de son présent, mais aussi de son passé et de son futur. Dans les trois livres, il y a ce mélange d’implication et de distance, de réflexion et de narration, qui, dans la forme d’un récit de soi fragmentaire, donne des ressources pour qu’on puisse à son tour déchiffrer sa vie, ou faire avec elle. On se sent, en lisant Deborah Levy, en compagnie de l’amie la plus sensible, la plus intelligente, la plus drôle qui soit.
Cette amie n’existe pas, bien sûr, mais qui ne se sentira en terre accueillante en ouvrant un livre qui associe un petit bananier acheté un soir en rentrant aux fleurs troublantes de Georgia O’Keeffe et à la phrase de l’artiste qui devient aussitôt un programme : « Quand vous prenez une fleur et que vous la regardez vraiment, elle devient votre monde. Je veux transmettre ce monde à quelqu’un d’autre. » Les deux filles de la narratrice sont parties à l’université. Elles ont moins besoin des plats indiens de leur mère et de sa présence dans l’appartement qu’elles occupaient jusque-là toutes les trois. Alors que le cabanon d’écriture, variation antérieure sur le motif de la chambre à soi, continue d’être une préoccupation – d’autant qu’il faut en changer –, l’écrivaine peut aussi partir en voyage et reconstituer (ou pas) son univers dans tous les lieux où elle va. Tout le livre peut alors se lire comme une variation sur les lieux propres et les lieux étrangers, les lieux rêvés et les lieux habités ; mais aussi comme une métaphore de l’écriture comme absence de lieu, comme le contraire même de la propriété.
Il y a d’abord la maison imaginaire, majestueuse, introuvable, avec une cheminée ovoïde et un grenadier dans le jardin, près d’un lac ou de la mer, libérée des ordres bourgeois, du mariage notamment, qui fait souvent figurer la femme parmi les biens mobiliers. Puis les abris temporaires que l’autrice, libre comme l’air et ayant acquis une notoriété suffisante pour être traduite et invitée à l’étranger, occupe dans diverses villes du monde : New York, où elle va vider l’appartement de sa belle-mère américaine et où elle loge dans un hôtel avec une minuscule piscine ; Londres, où elle refait le monde avec une amie jusque tard dans la nuit, comme à l’adolescence, mais avec des conversations différentes, par exemple celle-ci : « Tout ce que je demande, ai-je dit à Agnès, c’est de ne plus jamais voir de film où un homme approchant la soixantaine a une histoire avec une femme d’à peine vingt ans et où le gouffre entre les deux saisons de leur vie n’est pas abordé de son point de vue à elle » ; Mumbai, où elle est invitée dans un festival littéraire pour son roman Sous l’eau et où elle mange un merveilleux bhel puri devant la mer d’Arabie ; Paris, où elle obtient une résidence d’écriture de plusieurs mois et occupe un petit appartement à Montmartre qu’elle décide précisément de ne pas « occuper », de ne pas modeler à son image et selon ses habitudes ; Berlin, où elle va fêter l’anniversaire d’une amie ; la Grèce enfin, dans une maison de location, sise en haut de 63 marches de pierre, à Hydra.
Deborah Levy joue avec les clichés du voyage, sans jamais les dénoncer. Elle se met dans les pas des Américains à Paris, Gertrude Stein ou James Baldwin, des Anglaises au bord de la mer. Elle va simplement partout dans le monde en emmenant sa vie compliquée de femme de presque soixante ans, qui a perdu son lieu d’enfance et qui ne se remet pas de la mort de sa mère, qui aime assez ses enfants pour les laisser vivre leur vie, qui ne cherche pas forcément à séduire mais ne veut pas ne plus rien attendre. Son rêve d’immobilier s’effrite comme du sable mais elle apprend à s’approprier ses lieux temporaires et son temps, valorisant les relations humaines et l’imagination. Elle conclut ainsi cette autobiographie non rétrospective sur les seules propriétés qu’elle peut se reconnaître, à savoir ses livres, propriétés non privées, sans interdictions d’entrer, sans obligation non plus. Et, en effet, ses textes sont hospitaliers : en rendant inséparables la vie et l’écriture, ils donnent de la dignité à tous les moments de la vie, drôles ou tristes, dérisoires ou saillants. Ils sont le présent tout bruissant de passé et de rêves que chaque existence porte avec elle et que ces livres attentifs aux détails, à ce que c’est qu’une vie, à ce qu’est une vie de femme, rendent précieux.
Sous l’eau, publié en 2011 sous le titre The Swimming Home, et traduit en 2015 aux éditions Flammarion, reparaît en poche aux éditions Points avec une belle préface de Chantal Thomas qui témoigne de la vive impression que lui ont faite, l’année dernière, les deux premiers tomes de l’autobiographie de Deborah Levy et de l’intérêt qu’on peut trouver à ce roman plein de suspense et d’étrangeté. C’est un huis clos qui rassemble des personnes disparates (mais toutes anglaises) dans une maison de location à Nice, une semaine de l’été 1994. Aucune ne se conduit d’une manière tout à fait normale, mais cela resterait au niveau d’un décalage ou d’une distance purement « british » et distrayante sans l’arrivée d’une intruse qui va bousculer cette micro-société et placer chacune et chacun devant ses hantises et ses désirs. La veine de ce roman est très différente de celle de l’autobiographie, mais le sens de l’observation y est aussi grand et les motifs lancinants de l’écriture de Deborah Levy travaillent la trame de ce texte haletant : la parole assignée aux femmes, l’émancipation, l’écriture. Le texte est vraiment polyphonique et montre ainsi la force de projection d’une œuvre qu’on ne saurait enfermer dans l’autobiographie ou l’écrit intime. C’est d’ailleurs sans doute parce qu’elle a écrit des romans (mais aussi du théâtre) que Deborah Levy peut être aussi inventive dans l’écriture de soi.