Au-delà d’un drame familial assez sordide, Le fils de l’homme de Jean-Baptiste Del Amo se refuse à une lecture simple, psychologique ou morale. Bien au contraire, c’est une fable étrange sur la violence terrible et prédatrice, la domination absolue des hommes, leur transmission permanente et ce qui, un jour, peut la rompre.
Jean-Baptiste Del Amo, Le fils de l’homme. Gallimard, 240 p., 19 €
Le nouveau roman de Jean-Baptiste Del Amo semble clair, simple, droit. Sa trame apparaît avec une grande netteté, avec quelque chose d’implacable. Un homme revient d’on ne sait où – de prison, imagine-t-on facilement –, retrouve son jeune fils et sa femme, se réinstalle, reprend une place qu’il n’a plus, réimpose sa présence mâle, forte, étouffante. Comme la vie ne reprend pas un cours évident, qu’une tension sourd de chaque situation quotidienne, il emmène sa famille s’installer dans une maison isolée, en pleine montagne, loin de tout. C’est dans cette demi-ruine au toit effondré qu’il les oblige à vivre, encerclés par une nature âpre, mystérieuse, ancienne. Le roman raconte, par sections alternées, le retour du père dans la vie de son fils et de sa femme, dans un quartier populaire, les minuscules évènements de leurs existences en même temps que le poids d’un passé esquissé et pesant, plein de traces de violences et de peurs refoulées, et la vie nouvelle, seuls, dans la montagne, à l’écart.
Le récit est étrange assurément. Tout y semble prévisible, réglé d’avance en quelque sorte, inéluctable. Et si l’on perçoit dès le départ une grande violence, si la tension qui occupe de plus en plus de place – dans le même temps que les phrases s’allongent et se complexifient – ne peut mener qu’à une résolution terrible, on demeure toujours tenus, absorbés, comme fascinés, à bout de souffle. On est comme pris par une lecture qui s’excède d’évidence, qui dissimule ses enjeux. Il faut dépasser la virtuosité de la prose de Del Amo, l’équilibre qu’il atteint entre une simplicité évidente et un lexique d’une grande précision, pour découvrir un texte nettement plus ambitieux qu’il n’y paraît. C’est qu’il ne faudrait pas se laisser bercer par l’apparente simplicité de l’intrigue ou par le rythme du récit, ni le lire comme on lirait celui d’un fait divers ou d’une folie, ni comme un drame familial exemplaire, encore moins comme un conte moral édifiant.
Le fils de l’homme – on ne glosera pas la référence biblique évidente – raconte une emprise, un pouvoir qui s’impose, une loi qui s’instaure. La figure du père qui revient – on pense souvent au superbe film d’Andreï Zviaguintsev, Le retour (2003) –, qui reprend le cours d’une existence comme si la durée s’abolissait, qui entraîne après lui sa compagne et son fils, lesquels n’osent refuser cette vie nouvelle, un peu délirante, cette figure ne relève que de l’affirmation d’une domination absolue, incontestable. Car si on ne lit pas le roman comme celui d’une tragédie familiale qui pourrait occuper les colonnes d’un journal régional, comment l’aborder, qu’y entendre vraiment ? Le récit d’une violence patriarcale et machiste, de la peur éprouvée par les fils devant le courroux de leurs pères, de la soumission et des révoltes inutiles des femmes ? Évidemment, c’est là que se joue l’ensemble du récit, dans la conflagration inéluctable qui en résulte, dans la fuite permanente des êtres devant leurs existences.
Cela relève d’un motif obsédant chez Del Amo. Comme dans nombre de scènes terribles d’Une éducation libertine (2008) lorsque le personnage se souvient de sa vie en Bretagne, en particulier celle du bestiau dans la rivière entre le père et le fils ; comme dans Le sel (2010) où chaque enfant se débat avec la présence terrifiante du père, marin pêcheur sétois à la sexualité ambiguë ; ou bien comme dans Règne animal (2016) qui, dans la confrontation des générations, démontre une presque impossibilité de se soustraire au conflit avec l’ordre patriarcal… Alors, oui, dans Le fils de l’homme, on retrouve ces enjeux, la manière dont se joue à l’échelle la plus intime une lutte pour s’émanciper, conquérir un pouvoir sur soi-même d’abord et sur son environnement ensuite, pour se libérer d’un joug et déplacer la violence. Mais ce livre-ci ne consiste nullement en une répétition épurée des mêmes enjeux, d’un même discours. C’est surtout une manière de l’inscrire dans une forme d’abstraction, un cadre idéalisé en quelque sorte.
Les choix formels que fait Del Amo, sa langue d’une grande beauté, la clarté, la dimension hyper descriptive d’un texte qui ne sombre jamais dans le psychologisme, l’attachement à la nature omniprésente, aux gestes les plus élémentaires, servent un projet qui consiste à s’extraire de la ponctualité ou de l’exemple pour toucher à quelque chose de plus abstrait, de plus essentiel. Ne pas se limiter à la description réaliste d’une situation somme toute sordide permet de trouver un écart dans la lecture, un détachement. Les personnages ne sont pas nommés, à distance d’eux-mêmes, de la réalité. L’écrivain laisse toutes sortes d’éléments dans l’ombre, n’explique pas, se maintenant comme à la lisière de ce qu’il raconte. Ce sont « le père », « la mère », « le fils » – des figures qui se débattent dans leur propre obscurité. Et tout fonctionne dans cette sorte de distance, comme dans une opacification des contours pour mieux percevoir les formes essentielles.
Ce trio perdu dans la montagne, sorte de scène primitive reconstituée, est décrit dans une forme de présent perpétuel qui englobe l’avant et l’avenir dans une tension de pure violence. On accompagne, au gré de scènes emblématiques, les personnages – une marche dans la forêt, le jardinage, une sortie à la foire, un accouchement catastrophique… – comme dans un rapport phénoménologique. Bien souvent, on retrouve la puissance des évènements qui se superposent – on peut penser à La route de Cormac McCarthy, on y perçoit le même trouble, les mêmes peurs. À ceci près que le père ici n’a nulle bienveillance et n’offre aucun secours. Il est une figure dominatrice, condamnatrice. Del Amo ne se limite pas à la situation qu’il décrit. Comme McCarthy, il parle du monde, des angoisses primordiales, de notre époque où tout semble devoir basculer.
Le fils de l’homme n’est pas un récit familial, ni celui d’un drame ou de la violence domestique. Il parle de bien autre chose en fait. De la manière dont le monde tient, dans une sorte de répétition immémoriale qui fait passer de génération en génération, de père en fils, des règles, des comportements, un ordre immuable. C’est de ce poids qui pèse sur les êtres que Del Amo parle vraiment – dans tous ses livres ! –, d’un cycle de violence prédatrice qui se referme sur lui-même et qui semble se rompre peu à peu. Son livre n’obéit pas à une lecture réaliste mais s’inscrit dans une pensée d’un temps extrêmement long qui la défait. Le roman s’ouvre ainsi sur un étrange prologue qui met en scène une horde d’hommes préhistoriques qui errent, meurent et naissent au gré des déplacements du groupe, chassent ensemble… Cet écart semblerait bien étrange et hors de propos s’il ne conditionnait la lecture entière du livre. Le ramenant, avec une formidable audace, à ce qu’il est : une fable sur notre existence primordiale, sur la violence, la prédation, la domination qui s’enseignent, se transmettent – la scène finale du prologue en est exemplaire – et que la minuscule aventure, la résistance, la colère du fils, son geste terrible de rébellion, à la fin du roman, vient enfin rompre ; mais pour quoi, pour entrer dans quelle « bonne nuit » ?