Abdulrazak Gurnah, d’une île à l’autre

Le prix Nobel de littérature vient d’être décerné à un écrivain tanzanien anglophone dont les livres sont aujourd’hui pratiquement introuvables en France. Tout un monde romanesque, celui d’Abdulrazak Gurnah, passe ainsi au large du lectorat français. Dans By the Sea (Bloomsbury, 2001), qui fut traduit par Sylvette Gleize (Près de la mer, Galaade, 2006, actuellement indisponible), le romancier imaginait la rencontre de deux hommes de Zanzibar immigrés sur une autre île, l’Angleterre. Confrontés aux récits univoques que les Anglais projettent sur eux, ils se racontent l’un à l’autre leurs véritables histoires jusqu’à ce que celles-ci, en se confondant, dessinent une civilisation mythique laissée près d’une autre mer.


Abdulrazak Gurnah, By the Sea. Bloomsbury Publishing PLC, 256 p., £8,99


Comme Abdulrazak Gurnah lui-même, le vieux Saleh Omar et le jeune Latif Mahmud ont tous deux fui Zanzibar pour l’Angleterre, le premier avec de faux papiers dans les années 1990, le second avec un visa étudiant à la fin des années 1960. Arrivé à Gatwick, Saleh se replie dans le mutisme pour contrer toute « contamination » européenne, toute pollution de son intégrité et de son monde originaire. Comme cet Angolais rencontré dans un centre de détention qu’il refuse de quitter tant qu’il n’aura pas fini d’écrire son livre, par crainte de perdre le fil de ses souvenirs au contact des Anglais. Saleh choisit de ne pas parler anglais et se conforme au rôle imposé du réfugié sans défense, à l’histoire toute tracée. Le silence qui émane de lui se voit bientôt empli par les mots des agents d’immigration, travailleurs sociaux ou autres. À l’image de l’Europe coloniale qui remplaçait les histoires africaines par les siennes, convaincue d’en savoir plus sur l’Afrique que l’Afrique elle-même. Gurnah ironise sur l’efficacité de ce procédé, en mettant en scène ces deux Zanzibariens qui finissent par mieux connaître le canon occidental que les Occidentaux eux-mêmes, citant Bartleby sans être jamais compris.

By the Sea : Abdulrazak Gurnah, d’une île à l’autre

Abdulrazak Gurnah © D.R.

Une fois délivrés de ce face-à-face avec l’ancien colonisateur, les deux hommes se retrouvent dans la ville de bord de mer où Saleh a été logé. C’est là qu’ils peuvent rompre le silence sur leur vie et redevenir eux-mêmes à la faveur des paroles qu’ils échangent. Leur vie passée remonte alors à la surface et le passé zanzibarien, en rencontrant le présent anglais, abolit le récit réducteur et stéréotypé du réfugié. Saleh avait rapporté de chez lui un coffret d’encens, ud-al-qamari, madeleine de Proust s’il en est, dont l’odeur libère plusieurs vagues de souvenirs, d’impressions et d’histoires, comme un fragment de voix ou le souvenir d’un toucher. Bien qu’il soit, de manière significative, confisqué par la police aux frontières, l’encens a rempli son rôle de transmission du monde que Saleh a laissé derrière lui, et dont la narration constitue l’essentiel du roman. La fragrance incarne la fragilité de l’existence des protagonistes : elle est éphémère, flottante, elle ne s’arrête pas à un lieu.

Tels Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits, les deux hommes se maintiennent mutuellement en vie en racontant leurs histoires et se confèrent l’un à l’autre une substance. Mais, plus encore, ces histoires forment un « troisième espace » dans lequel elles interagissent, un espace où viennent se jeter d’autres courants : les récits de Saleh et de Latif s’enrichissent de ceux des personnes qu’ils ont rencontrées sur leur trajet, le marchand persan Hussein, Alfonso l’Angolais, Ibrahim du Kosovo, Georgy un Rom de Tchéquie, Ali le Guinéen… C’est « près de la mer » que les paroles des hommes confluent, que leurs histoires, telle la mer, agrègent et mettent en contact, servent de passage d’une personne à l’autre, d’un port à l’autre, coulent et se mêlent constamment à différentes eaux. Loin de nourrir une nostalgie pour une nation homogène et circonscrite, Saleh regrette cette région hybride de l’océan Indien multiculturel d’avant l’intrusion coloniale, il regrette le temps où, apportant dans leurs bagages leurs propres histoires et chansons, les commerçants d’Arabie, du Golfe, d’Inde et de la Corne de l’Afrique étaient poussés jusqu’à Zanzibar par les vents de la mousson. À travers cet éloge magnifique, Abdulrazak Gurnah dessine la carte d’une littérature mondiale.

By the Sea : Abdulrazak Gurnah, d’une île à l’autre

Près de la mer est le livre des voyages et des récits qui les chantent. Le voyage de l’exilé, d’une rive familière de la mer à une rive inconnue, le voyage dans le temps qu’offre la mémoire et le voyage imaginaire, jamais actualisé, du retour chez soi. Les récits par lesquels ces réfugiés se reconstituent, récits de soi, de l’autre, et du monde laissé derrière soi, sont encastrés les uns dans les autres avec tellement de naturel que l’on s’étonne qu’ils puissent avoir une fin. Rassemblant fragments de destins, pays et générations dans un même souffle, ce roman-arche tangue entre identité et altérité, d’une mer à l’autre.

Tous les articles du n° 136 d’En attendant Nadeau