Court, décisif, d’une inventivité et d’une lucidité féroces, Le ministère des contes publics ouvre une voie. Pour la première fois, un texte s’empare du discours sur la « nécessité » de réduire la dépense publique au nom de la dette. Face aux stances techniciennes qui nous environnent, Sandra Lucbert prend la littérature au sérieux.
Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics. Verdier, 144 p., 7 €
Dans Personne ne sort les fusils, en 2019, Sandra Lucbert faisait fondre les « paroles gelées » du procès France Télécom. Elle inventait un genre. Après la langue des managers, au tour de celle des hauts fonctionnaires et des dirigeants politiques. Le discours de la dette publique. Pas à pas, le livre suit une récente émission consacrée à la dette. L’écrivaine y décortique la mise en scène du réel par la télévision. Pour point de départ, une tragédie parvenue après la fermeture d’une maternité drômoise et la réponse du préfet local : « Nous sommes aussi comptables de la dette publique ». Les conclusions de l’émission finissent immanquablement par correspondre à la doxa : pour réduire la dette publique, la seule solution est de réduire la dépense publique. Suivant l’enquête journalistique et ses fausses évidences, Lucbert fabrique une machine qui analyse et contrecarre. Elle fait littérature en proposant d’autres langues que celle, dominante aujourd’hui, des ministères, commissions et plateaux télé.
Cette langue a ses locuteurs et Lucbert en esquisse de brefs portraits, de Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, à Didier Migaud, président de la Cour des comptes (« Didier, c’est l’homme retourné. Commissures contractées, bouche pincée, joues creusées – tout en lui rentre dedans »). Ces vignettes amusent, donnent corps, tout en rappelant qui fait fonctionner quels mécanismes. Cette manière de désigner des responsables répond au Qui a tué mon père d’Édouard Louis, invoquant des noms de présidents et de ministres. L’écrivaine parsème ces effigies, pantins ridiculisés et brandis le long d’un texte devenu manifestation. Les appelant par leurs prénoms – tous masculins –, Le ministère des contes publics désacralise et fait chuter de leur empyrée ces têtes auxquelles ne manquent que les couronnes.
Le livre accueille et « désosse » le bruit médiatique qui bourdonne à nos oreilles sur internet et les chaînes d’information en continu : « Nous sommes aussi comptables de la dette publique, affirme le préfet – “nous’’ ; nous tous, s’entend. C’est dans l’intérêt de nous tous qu’il faut la réduire. Sans doute, parfois des enfants meurent parce que l’hélicoptère n’arrive pas. Il faut aussi accepter qu’il y ait des trous à la raquette. » On est invité à se pencher sur ces phrases toutes faites que l’on aurait tendance à ne plus écouter, tant tout est fait pour les rendre évidentes.
Plus cette langue technicienne se fait entendre, plus on comprend qu’elle sert à réduire au silence. Comme dans son précédent livre, Sandra Lucbert montre que les langues de pouvoir agglutinent les mots pour créer de petits paquets qui ne sont plus des phrases mais des signaux : « LaDetteC’estMal ». Dans ces jeux de collage ou de traits d’union, l’air ne doit pas circuler entre les termes. Bien repliés sur eux-mêmes, ces messages n’appellent pas de réponse, encore moins d’objections. Posés là pour dire le réel, ils visent à devenir autosuffisants et indiscutables. Sous couvert de rationalité budgétaire, l’argument de la dette publique met fin à toute discussion sur les politiques publiques : « L’endettement-atteint-120-%-c’est-très-grave-, aussitôt nos paupières se font lourdes, nos muscles gourds et nos langues collées. »
Lucbert pose à la fois la question de la science dans le débat public et celle de la langue commune requise par la démocratie. Pour apporter des éléments de réponse, son ouvrage juxtapose plusieurs langages antinomiques. Celui de la technocratie (appelons-le ainsi, faute de mieux) laisserait le citoyen « langue collée », dépossédé. Incapable de maîtriser ce discours fondé sur une science économique présentée comme une science exacte, il serait exclu du jeu politique. Le texte s’ouvre sur une saisissante scène mettant face à face des habitants de Die et le préfet entouré de gendarmes mobiles. D’un côté, des paroles en langue commune ; de l’autre, un discours rodé sur la dette qui annule toute discussion. D’un côté, la nécessaire non-spécialisation de toute discussion démocratique ; de l’autre, une langue technicienne maniée par nos dirigeants. Parce qu’il fabrique des non-initiés, et dans le même temps les fait taire, ce discours technique mine l’exercice démocratique : « La naturalisation des énoncés économiques nous a retiré quelque chose. Quelque chose sans quoi notre vie collective est comme posée devant nous – machine qui joue sans qu’on en voie les ressorts ni les plans. Un envoûtement sans cesse reconduit. Par piperie de langage, on nous tient au programme décidé, les questions de finalité sont sorties de la discussion. » La science économique reste sociale, l’ériger en science exacte et laisser son monopole à un groupe conduit à abolir tout débat véritablement politique.
Face à cette langue, l’écrivaine a l’idée étonnante d’opposer des classiques de la philosophie ou de la littérature. Montaigne et Lewis Carroll répondent aux citations de Gérald Darmanin ou de Jean-Claude Trichet, avec la description des juges en chapeaux carrés prise chez Pascal. Des passages entiers en sont collés, créant de puissantes dissonances. D’un côté, des discours politiques clôturant le réel. De l’autre, des extraits suggérant que le monde social pourrait être tout autre. De même que le chef dans « Des cannibales » questionne la France, Lucbert interroge les présupposés de notre monde depuis un autre continent, la littérature. La langue des classiques apparaît alors démocratique parce qu’elle met en cause les certitudes et rappelle qu’une société ne s’organise pas selon des lois naturelles. Là où la langue technocratique clôt la discussion, les classiques invitent à la poursuivre. La première fige le réel, les seconds le troublent. Paradoxe : ces textes anciens sonnent plus vivant que les langues actuelles de nos dirigeants.
S’attardant sur la rencontre de Michel Sapin, alors ministre de l’Économie, avec son homologue grec Yánis Varoufákis, Sandra Lucbert met en regard le vernis scientifique du dirigeant français et les mises en garde de l’universitaire grec (véritable chercheur, lui). On connaît la suite : après six ans de restriction budgétaire en Grèce, 300 000 jeunes quittent le pays et, c’est le plus intéressant ici, la dette publique n’a jamais cessé de gonfler. Le discours sur la dette et la « nécessaire » réduction des dépenses publiques apparaît alors comme un outil, volontiers conservateur, de discipline politique. En France, où l’État s’appauvrit, les inégalités de richesse continuent de s’accroître. L’endettement apparaît comme la conséquence et non pas la cause de l’indigence étatique, par ailleurs imputable, entre autres, à une diminution de la pression fiscale sur les possédants et les hauts revenus. Faire oublier ça, c’est bel et bien chanter des « contes publics ». Et prendre les citoyens pour des enfants.