Il y a vingt ans, Mario Vargas Llosa publiait La fête au bouc, roman sur les derniers jours de la dictature Trujillo en République dominicaine. Temps sauvages y fait écho. Il se déroule au Guatemala, vers 1954, avant et après le coup d’État qui provoque le départ de Jacobo Árbenz. Dans les deux romans du Prix Nobel, le Temps s’arrête, se répète puis reprend sa course indécise ou confuse. Des figures reviennent, dont Johnny Abbes García, âme damnée de Trujillo, présent lui aussi, ainsi que les influents voisins états-uniens. Mais on rencontre également une Miss Guatemala fière comme cette magnifique Urania qui tenait tête au tyran dominicain dans La fête au bouc.
Mario Vargas Llosa, Temps sauvages. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort. Gallimard, 400 p., 23 €
Le nouveau roman de Mario Vargas Llosa commence sur un « Avant » sans lien immédiat avec l’intrigue centrale. On y fait la connaissance de deux hommes arrivés à Ellis Island d’Europe centrale ou orientale, à la fin du XIXe siècle. L’un est Sam Zemurray. Ce n’est pas quelqu’un de très raffiné, son anglais est des plus rudimentaires, ses méthodes tout autant. Il a une idée qui s’avèrera brillante, sinon géniale : développer le commerce des bananes. Pour ce faire, il a besoin d’un publicitaire subtil et bien élevé. Ce sera Edward L. Bernays, dont l’oncle se nomme Sigmund Freud. Bernays est l’auteur de Propaganda. Une phrase résume l’ouvrage : « La manipulation consciente et intelligente des comportements constitués et de l’opinion des masses est un élément important de la société démocratique ». Moyennant quoi, United Fruit fera la pluie et le beau temps aux États-Unis et dans toute l’Amérique centrale productrice du fruit le plus consommé dans le monde. Et quand ce ne sera pas la pluie, ce sera la tempête.
Une fois ces bases posées, on entre dans l’Histoire. Après les années de dictature sous un certain Ubico Castañeda, admirateur de Franco et de Hitler (jusqu’au moment de tourner casaque pour complaire au grand voisin), le Guatemala a connu deux présidents régulièrement élus. L’un se nomme Arévalo et rêve d’une démocratie semblable à celle qu’il voit à Washington D.C. L’autre est Jacobo Árbenz et il propose une réforme agraire. Dans un pays qui méprise, maltraite ou assassine sa minorité indienne, une telle réforme est un geste énorme en faveur de cette paysannerie-là. Árbenz donne toutes les garanties aux patrons de United Fruit : ils ne perdront rien. Parmi ces gens du Nord très concernés, on compte les frères Dulles. John Foster et Allen Dulles ne sont pas de banals actionnaires : le premier est secrétaire d’État sous la présidence Eisenhower, Allen est le premier directeur de la CIA. Autant dire qu’ils sont influents.
L’idée de cette réforme ne leur plait pas. Eux et quelques régimes amis, dont celui de Trujillo, imaginent que les Soviétiques vont prendre le pouvoir à Guatemala City. Árbenz leur ouvrirait la porte, les communistes seraient déjà là. On utilise la méthode Bernays : les plus grands journaux libéraux, ceux qui, à l’époque, font et défont l’opinion, sont convaincus qu’en ce temps de guerre froide la menace est réelle. Ils accréditent l’idée de l’invasion communiste et, sans le vouloir, facilitent le coup d’État. La manipulation a fonctionné, ce n’est pas la dernière. On se rappelle sans doute une invasion de l’Afghanistan ou de l’Irak ; on en connaît les résultats. Árbenz quitte le Guatemala, un temps remplacé par un colonel Castillo Armas, avant d’autres coups d’État ponctués d’assassinats. Le pays n’est jamais sorti de cette horreur. Il suffit de lire Eduardo Halfon pour le sentir.
Vargas Llosa raconte la parenthèse démocratique Árbenz et ce qui la suit, avec Castillo Armas et sa clique. Il le fait en romancier, c’est-à-dire en « constructeur ». La façon dont il mêle la grande Histoire et celle des individus est ce qui donne au roman toute sa puissance et sa subtilité. Pour user d’une vieille métaphore (usée), c’est très bien ficelé. Le premier personnage en scène n’est pas celui dont la chute est au centre du roman ; c’est Marta Parra alias Martita, une jeune fille de quinze ans aux yeux magnétiques, qui n’aura rien perdu de son charme quand l’auteur-narrateur la retrouvera de nos jours, âgée de plus quatre-vingts ans, en Floride. Elle est devenue (depuis longtemps) anticommuniste, militante active du Parti républicain, et fan de Trump. En somme, et sans trop caricaturer, elle est emblématique de la population centre-américaine chez les Gringos. Mais Martita ne se résume pas à ce portrait-là. Elle a été une très jeune mère et, plus que brièvement épouse, elle a été la rivale d’Olinda, épouse de Castillo Armas, a dû fuir le Guatemala et a rencontré les frères Trujillo en République dominicaine, ce qui n’est pas de tout repos. Rafael, le dictateur, avait installé Negro Trujillo au poste fantoche de Premier ministre et ce Negro, crétin bouffi et d’une rare incompétence, avait des manières déplaisantes avec les femmes. Mal lui en a pris avec Martita.
Si Martita est l’un des piliers du roman, un autre est Johnny Abbes García. Chef des services de sécurité dominicains, c’est un monstre : tortionnaire, assassin, exécuteur de toutes les basses œuvres, il ne recule devant rien. Il organise le coup d’État, mène les troupes venues du Honduras voisin, cherche des soutiens dans l’armée guatémaltèque, obtient l’aide des Gringos qui envoient un certain ambassadeur Peurifoy dans le pays, histoire de tordre le bras d’Árbenz. Là aussi, le pedigree est édifiant : Peurifoy arrive de Grèce et il a contribué à la répression contre la gauche et les anciens maquisards communistes lors de la guerre civile. Quand sa mission s’achève au Guatemala et que ses patrons l’envoient en Thaïlande, il espère mater une nouvelle révolte. Son sort sera plus médiocre.
Le narrateur fait alterner longs et brefs chapitres. Ce qui concerne le renversement d’Árbenz joue sur la durée. Les séquences mettant en scène Abbes García sont plus courtes. Il apparaît comme « Le dominicain ». Il a été journaliste dans le domaine de l’hippisme, porte mal l’uniforme, est d’une laideur sinistre, pas même émouvante comme celle d’un Quasimodo, et son machisme cache mal la misère de l’homme face aux femmes, qu’il préfère dans les bordels que dans la réalité : elles y sont plus faciles à humilier.
De même, les séquences sur les hommes qui participent au coup d’État sont comme des éclats dans la trame romanesque. On suit ainsi Enrique Trinidad Oliva, chef de la Sécurité guatémaltèque, putschiste mais pas seulement, obligé de fuir au Honduras, sous une fausse identité, avant d’être rattrapé. Il y a dans son destin quelque chose qui rappelle les meilleurs films américains : tension, suspense, apogée, chute et mort.
Temps sauvages peut se lire comme la coda de La fête au bouc. Les échos et parallèles ne manquent pas entre ces deux romans. Les personnages qui apparaissent d’un roman à l’autre en sont l’exemple, mais le lieu aussi. Si toute l’Amérique latine a vécu des périodes tragiques, des dictatures sanguinaires, la corruption et le reste, l’Amérique centrale semble l’œil d’un cyclone venu du grand voisin du Nord. Quand Trujillo gêne, les états-uniens le menacent d’un débarquement ; quand Árbenz dérange, Peurifoy agite le même chiffon. À l’isolement d’une République dominicaine peu fréquentable correspond la menace qui pèse sur le Guatemala.
Dans les deux romans, comme s’il bouclait un cercle, Vargas Llosa met au centre une figure féminine très forte. Urania est sacrifiée, sa vie sera brisée parce que son père a cédé à Trujillo ; Martita rompt avec son père, son mari, et elle accepte d’être la maitresse de Castillo Armas parce qu’elle choisit de l’être, jamais par soumission. Quant à sa confrontation avec Negro Trujillo, c’est l’un des moments les plus « frappants » du roman. Et puis il y a Abbes García. On connaissait sa trajectoire complète grâce à La fête au bouc, on en retrouve des étapes ici, avec une fin haïtienne peu enviable. Duvallier et ses tontons macoutes ont été de bons élèves, qu’il a su former.
Le romancier bâtit son texte comme un puzzle. La chronologie n’est pas arrêtée, 1956 précède 1954, les anticipations ne surprennent pas, sans doute parce que tout est joué avant même que ceux qui le devraient aient pu gouverner. Árbenz a perdu la partie : les bonnes cartes étaient dans d’autres mains.