Souvankham Thammavongsa, qui vit à Toronto, est d’origine laotienne, née dans un camp de réfugiés en Thaïlande. Elle écrit des poèmes et des nouvelles, comme celles de ce recueil, Le k ne se prononce pas, lauréat en 2020 du prix Giller (équivalent canadien du Goncourt), dans lesquelles l’expression « avoir la vie dure » a tout son sens. Dans ces existences souvent passées sous silence, des portraits sensibles de personnages qu’on n’oublie pas.
Souvankham Thammavongsa, Le k ne se prononce pas. Trad. de l’anglais (Canada) par Véronique Lessard. Mémoire d’encrier, 136 p., 15 €
La première nouvelle du recueil de Souvankham Thammavongsa, qui lui donne son titre, en introduit la tonalité et les thèmes. Elle raconte le désarroi d’une petite fille qui, sans pouvoir être aidée par ses parents arrivés du Laos, doit découvrir toute seule comment fonctionne ce nouveau pays et la langue qu’on y parle. Cette nouvelle dit beaucoup en cinq pages. Joy va à l’école. Elle ne dit pas à sa maîtresse que ses parents ne maîtrisent pas l’anglais. Elle est contrariée par le mot « knife » sans illustration dans son livre de classe, dont elle ne connaît ni le sens ni la prononciation (le k muet). Quand sa maîtresse lui demande de lire à voix haute, c’est un moment difficile, mais elle n’en parle pas à ses parents.
La question de la langue est au cœur de ces récits : faut-il apprendre le lao à ses enfants quand on vient du Laos mais qu’on vit en Amérique ? Faut-il garder son nom d’origine ou adopter un nom américain ? Jai, chauffeur de bus, aime son prénom lao (prononcé « jaï ») qui veut dire « cœur » et ne voit pas pourquoi sa femme l’appellerait « Jay » (prononcé « jeï » comme la lettre J en anglais) ; a contrario, Chantakad, du haut de ses treize ans, se fait appeler « Céline » et déteste que sa mère l’appelle par son prénom lao. Les mots anglais, opaques, ont quelque chose de menaçant ou de merveilleux, comme des formules magiques. Comme « thief », que l’ouvrier de la fabrique de vernis à ongles entend dire par ses collègues à son propos, sans le comprendre. Mais aussi comme le « Yes, sir ! » faussement obséquieux de cet autre ouvrier : « Il leur racontait comment il disait Yes, sir ! en anglais au travail chaque fois que quelqu’un lui disait quoi faire, mais il le disait avec le ton et la force d’un va-te-faire-foutre. » Et les enfants de l’ouvrier qui travaille à l’usine de câbles électriques n’obtiendraient peut-être pas tant de friandises à Halloween s’ils disaient correctement « trick or treat » (la formule consacrée) et non « tchik-a-tchi ».
Quelle place pour le lao là-dedans ? Tantôt il est dérisoire : une signature « ressemblait à des bretzels, toute en boucle et en nœuds ». Tantôt il suscite l’admiration : « En voyant l’écriture lao sur leurs invitations de mariage, ses boucles et ses volutes, ses arabesques comme des rosettes, le couple s’était extasié. » On pense aux écrits de Cathy Park Hong, Américaine d’origine coréenne, sur le « mauvais anglais » dans le récent Minor Feelings. An Asian American Reckoning (One World, 2020), encore quelqu’un qui se trouve entre deux langues, dont les ascendants ont approché l’anglais via les chansons et les feuilletons. Un personnage de femme explique à sa fille qu’elle refuse de dire à un homme : « Me love you long time » (réplique du film Full Metal Jacket), comme l’autrice japonaise Yoko Tawada explique aux Occidentaux dans ses Leçons de poétique (Journal des jours tremblants, trad. de l’allemand par Bernard Banoun et du japonais par Cécile Sakai, Verdier, 2012) que le personnage de Mme Butterfly est une pure chimère : aucune Japonaise ne se donnerait la mort pour un homme.
Très loin de l’espoir ailé réconfortant d’Emily Dickinson (« Hope is the thing with feathers »), Souvankham Thammavongsa écrit : « L’espoir, pour elle, était une chose terrible. Il voulait dire que cette chose tant espérée, quelle qu’elle soit, ne serait jamais vôtre. » Autrement dit, l’espoir est toujours déçu. La petite Joy ressemble à la petite Noretta d’une nouvelle de Buzzati (« Le petit ballon ») dont un gamin des rues crève délibérément le ballon de baudruche. Rien d’étonnant à ce que l’une des nouvelles de Souvankham Thammavongsa ait pour titre « L’univers serait si cruel ». La vie des femmes y est représentée comme particulièrement ingrate. Certaines ne sont jamais allées à l’école. La plupart doivent se battre pour être indépendantes. Une ouvrière agricole excelle dans sa tâche (récolter des vers) mais n’obtient pas le poste de responsable, donné à un adolescent anglophone. La gérante du salon de manucure a créé son affaire, mais touche moins avec son salaire que son frère avec les pourboires des clientes. Les femmes qui ont de l’expérience, y compris les plus âgées, tentent de mettre en garde les plus jeunes, à propos de l’amour, du sexe, de la maternité. Plusieurs choisissent la rupture ou l’indifférence, plutôt que de s’exposer à la déception ou à la douleur.
Ce qui ne veut pas dire que les hommes soient mieux lotis ; l’apparence physique des femmes, tous âges confondus, est l’objet de toutes les critiques, mais avoir les yeux bridés suffit parfois à déclencher l’hostilité. Ce sont « les ouvriers du monde », ceux et celles qui mettent les mains dans la terre ou le cambouis, sans confort et sans considération. De nombreux personnages ont en commun la perte irrémédiable de leur pays. L’image récurrente du puzzle, où chaque chose doit être remise à sa place, reflète la fragmentation qui guette ces individus aux vies disloquées. Quand quelque chose est retiré à quelqu’un (son nom, sa fierté, son pays), certains tâchent de vivre avec cette béance, tandis que d’autres essaient de la combler par autre chose, comme cette femme qui devient obsédée par un chanteur, puis par les jeux de casino.
Le silence ou l’exubérance ? Le recueil de Souvankham Thammavongsa donne à voir l’un et l’autre, parfois le passage de l’un à l’autre. Il tord le cou aux clichés sur les femmes asiatiques, discrètes, soumises, objets sexuels ; ici les femmes connaissent leur corps et leur désir. Elles jurent et parlent de sexe sans tabou, n’ont que faire d’être la belle. « Être un monstre, une sorte de bête. Voir tout trembler, jusqu’au brin d’herbe le plus inutile. Elle voulait cela pour elle-même. » Elles veulent rire ; pas un gloussement discret, mais un rire « fort et indomptable ». Le rire semble une denrée trop rare dans ces vies.
La force de ces nouvelles réside dans cette tension entre pudeur et pulsion, jouant sur la puissance du non-dit. Le Laos, « un pays bombardé aux prises avec une guerre dont personne n’avait jamais entendu parler », est peu évoqué – moins que dans les poèmes du recueil Cluster (McClelland & Stewart, 2019) qui aborde par exemple le sujet des bombes à sous-munitions – mais il irrigue ces histoires. Le choix de couverture, tiré d’une œuvre de l’artiste et vidéaste vietnamienne Thao Nguyen Phan, donne à voir un morceau de carte sur lequel flottent des gouttes bleutées, comme des larmes ou des bulles « au bord du monde », titre d’une autre nouvelle. L’écho d’une identité esquissée en creux aux détours d’une langue subtile.