Une invitation au décentrement

Que peut la traduction face à la crise écologique ? Jusqu’où peut-elle aller dans la rencontre de l’autre radical ? Et comment les traducteurs ont-ils écouté et traduit (ou non) les voix de la nature à travers l’histoire ? Dans ce numéro bilingue de la revue Vita Traductiva, « Traduire les voix de la nature / Translating the Voices of Nature », des chercheurs de tous horizons s’intéressent au rôle de la traduction dans la relation entre l’être humain et la nature, offrant une contribution novatrice à l’inscription de la pratique dans le virage écocritique.


Kristiina Taivalkoski-Shilov et Bruno Poncharal (dir.), Vita Traductiva, « Traduire les voix de la nature / Translating the Voices of Nature ». Éditions québécoises de l’œuvre, 233 p., 27,95 CAN $


Au cœur de la traduction se trouve le rapport à l’autre. La pratique est déterminée par la délimitation, nécessairement subjective, du propre et de l’étranger. Toutefois, les lecteurs de traductions n’ont pas accès au processus de la traduction, aux coulisses, là où se débattent le soi et l’autre dans la langue, et ne savent donc pas ce qui a été traduit et ce qui n’a pas été pris en compte.

La traductologie, en revanche, compare des textes en différentes langues, les analyse, et situe historiquement les décisions prises par les traducteurs. Les chercheurs de ce domaine en pleine croissance se demandent donc la plupart du temps comment un texte a été traduit. Mais une question tout aussi importante est de savoir qui est traduit. Quels autres du texte sont traduits ? Quelles voix peut-on entendre ? Celle de l’auteur, peut-on espérer…Mais les voix du texte premier – humaines, animales, végétales, virales – nous arrivent-elles toutes ?

La revue Vita Traductiva traduit les voix de la nature

Manuscrit de « Hōjōki » de Kamo no Chomei, relatant les catastrophes qui s’abattent sur la population de Kyoto (XIIIe siècle) © D.R.

En partant du principe que toute forme de vie s’exprime, le volume Vita Traductiva dirigé par Kristiina Taivalkoski-Shilov et Bruno Poncharal, « Traduire les voix de la nature/ Translating the Voices of Nature », vise à relever la sensibilité, ou le manque de sensibilité, des traducteurs à l’égard du monde non humain, et se situe clairement en faveur d’« une extension de l’éthique de la traduction afin d’[en] tenir compte ». Cette posture répond en partie au besoin, exprimé notamment par Michael Cronin dans Eco-Translation. Translation and Ecology in the Age of the Anthropocene (Routledge, 2016), encore non traduit en français, de considérer à quel point la traduction offre d’autres manières de penser la survie des espèces et à quel point la discipline peut s’éloigner de son anthropocentrisme fondateur.

Pour relever le défi, les auteurs du volume invitent les lecteurs à les suivre dans un décentrement profond qui prend plusieurs formes. D’abord, un décentrement de l’attention, en faveur de ce qu’on appelle, métaphoriquement, une visibilité augmentée du marginal. On assiste en effet à un nivellement des plans par le regard critique porté sur le geste traductif. C’est peut-être le cas pour tout texte qui porte sur l’acte de traduire, mais ici un effort considérable est fait pour amener au premier plan ce qui d’habitude reste invisible, y compris les conditions matérielles et les valeurs qui définissent le travail du traducteur. Le choix du corpus contribue par ailleurs à donner de la visibilité à des œuvres peu connues, parfois oubliées quoique pertinentes au regard de la crise écologique actuelle (comme Hōjōki de Kamo no Chomei, étudié par Daniela Kato, ou Silent Spring de Rachel Carson, étudié par Kristiina Taivalkoski-Shilov), et, dans tous les cas, peu étudiées sous l’angle de la traduction.

Par ailleurs, les articles de Kato, de Mathilde Fontanet et d’Agnès Whitfield, notamment, attirent l’attention sur le fait qu’une re-traduction ne remplace pas nécessairement une traduction précédente. Différents contextes donnent à voir et à entendre différents éléments et reflètent des valeurs, qui, en ce qui concerne le rapport au non-humain, varient grandement d’une époque à l’autre et d’un espace à l’autre.

L’attention accordée à cette thématique, devenue centrale aujourd’hui, ne représente pas seulement un saut quantitatif, un ouvrage de plus ; nous nous réjouissons surtout de la qualité de l’attention, décentrée vers l’écoute de la polyphonie des textes, qu’ils soient scientifiques ou littéraires (autre point fort de l’ouvrage : le traitement de tous les genres, des documentaires animaliers aux contes pour enfants ; on y retrouve par exemple les œuvres de Gottfried Keller, de Mme Leprince de Beaumont, de Charles Foster et d’Ernest Thompson Seton). Car, ainsi que l’avance Steven Brown, cité par Lucile Desblache, que ce soit pour des formes d’expression en langues humaines perçues d’emblée comme peu intelligibles, pour la musique, ou pour des manifestations dites « naturelles », l’auditif est plus adapté à la multiplicité que le visuel. La multiplicité est avant tout ce dont il s’agit ; écouter toujours différemment, accueillir toujours autrement, sans que l’attention portée à une voix ou une espèce en remplace une autre.

La revue Vita Traductiva traduit les voix de la nature

La poétesse et biologiste Rachel Carson (à droite) avec l’éditeur Bob Hines © D.R.

Pour repérer une voix effacée, mal représentée ou anthropomorphisée par un traducteur (et peut-être par un auteur avant lui), il faut déjà savoir entendre les voix qui s’expriment faiblement, souvent laissées en arrière-plan, ou que l’on ne comprend pas. Mais il faut également savoir lire la manière dont ces voix ont déjà été entendues par des traducteurs, et savoir interpréter, par exemple, comme le fait Martine Hennard Dutheil de la Rochère, la critique de l’anthropocentrisme chez Angela Carter, traductrice de La Belle et la Bête, comme critique de l’androcentrisme, le plaidoyer qui « condamne la cruauté envers les espèces jugées inférieures » étant aussi chez elle « li[é] explicitement la condition féminine ».

L’ouvrage met en avant la grande sensibilité des auteurs-traductologues qui naviguent non seulement entre les langues, mais surtout entre les langages – le deuxième décentrement qui nous est proposé. Comme le précise Desblache dans un chapitre qui met en relation traduction, histoire naturelle et musique, en citant George Steiner, « translation does not only take place in words, it « extends far beyond the verbal medium » ». Si l’« immersion dans l’Umwelt » d’une autre espèce est difficile, voire impossible, comme le rappelle Bruno Poncharal qui se penche sur Being a Beast. Adventures Across the Species Divide de Charles Foster et sa traduction française, le simple fait de se poser un défi écopoétique comme Foster témoigne de la nécessité de penser la traduction au-delà des langues humaines.

L’usage de plusieurs langues et leur brassage, tel qu’il est pratiqué dans ce volume – qui nous arrive du Québec et intègre l’étude des textes non seulement en français et en anglais, mais aussi en japonais (Kato), en allemand (Fontanet), en finnois (Taivalkoski-Shilov) et en polonais (Wioleta Karwacka) –, est un bon point de départ qui permet de se rendre compte de l’anthropocentrisme implicite au sein de nos langues humaines, qui ne se glisse pas dans nos discours de la même manière si on écrit « bête » ou si on écrit « beast » (voir l’article de Poncharal). Mais c’est en allant vers le pansémantique (notion que développe Desblache) que l’on trouble véritablement les régimes de significations qui nous accompagnent habituellement, à l’ère de l’Anthropocène.

Si l’on pourrait encore s’inquiéter de l’usage du terme « nature » pour désigner le non-humain, et s’interroger davantage sur un possible anthropocentrisme derrière la notion de « voix » pour se référer à la communication d’autres formes de vie, il n’y a aucun doute que l’ouvrage contribue au développement de l’agentivité inter-espèces prônée récemment par Cronin, Rosi Braidotti, ou Baptiste Morizot, par exemple. Il est ici mis en pratique dans le domaine de la lecture critique, avec la particularité de s’appliquer à une activité typiquement humaine, la traduction, et c’est une réussite. En tout cas, la lecture décentre.

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