Sur le plateau d’Assy, la nuit du 16 avril 1970, deux bâtiments d’un sanatorium infantile construit au début des années 1930 sont emportés par un glissement de terrain, faisant 71 morts dont 56 enfants. Perrine Lamy-Quique a construit un récit polyphonique singulier sur cette catastrophe enfouie dans l’oubli, juxtaposant témoignages, correspondances et archives. Dans leur nuit est un livre-sépulture qui cherche à contribuer à la mémoire des victimes, mais qui surtout révèle une autre histoire : celle de la France de la fin des années 1960, celle de ses enfants isolés et de leurs familles modestes, soumis au pouvoir médical.
Perrine Lamy-Quique, Dans leur nuit. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 488 p., 21,50 €
Il est des drames qui traumatisent tellement leurs contemporains que l’on s’empresse de les oublier alors même qu’ils avaient fait la une des journaux à l’époque. Il en est souvent ainsi des morts d’enfants : si un mémorial n’avait pas été érigé sur les lieux, qui se souviendrait que le 31 juillet 1982, sur l’autoroute du Soleil, à hauteur de Beaune, un autocar emmenant des enfants de Crépy-en-Valois en colonie de vacances s’embrasa, ce qui provoqua la mort de 46 de ses petits passagers ?
La mémoire collective est moins vive encore s’agissant de faits s’étant déroulés douze ans plus tôt, sur les pentes alpines, dans un autre lieu de l’enfance, de l’enfance souffrante celui-là. La Haute-Savoie, l’un des hauts lieux de la lutte contre la tuberculose, est frappée par une avalanche de terre, de pierre et de neige, faisant de très nombreuses victimes. Si l’accident de Beaune eut pour conséquence une réforme du transport routier collectif, le drame du Roc de Fiz s’est perdu dans l’oubli.
C’est sans doute ce grand silence que Perrine Lamy-Quique a voulu percer, ou, plus exactement, c’est ce silence qui est le mobile de son récit et l’enjeu d’écriture de ce texte écrit parallèlement à la réalisation d’un documentaire. Comment rompre le silence cinquante ans plus tard sans violenter celles et ceux qui furent touché.e.s par ce drame, tout en interrogeant précisément la construction d’une chape de plomb à la fois sur l’affaire et sur ce monde des sanatoriums infantiles ?
Jamais formulé mais apparaissant progressivement au fil des pages, l’objet de ce livre est de documenter des faits pour établir une vérité, celle de la vie et de la mort de ces enfants. Il ne s’agit pas de les fictionnaliser, tant ils participent déjà d’une fiction, celle de ces lieux coupés du monde – on recommandait aux familles de venir le moins possible pour ne pas fatiguer les jeunes malades et, la tuberculose étant transmissible, on limitait les relations avec l’extérieur – et de cette affaire qui impliquait le frère du dernier Premier ministre du général de Gaulle, Maurice Couve de Murville, et qui fut clôturée par un non-lieu.
Construit en cinq parties, s’achevant sur la liste nominative des victimes, Dans leur nuit est un montage de matériaux très divers, d’une à quatre pages, jamais plus, proposant au lecteur à la fois une enquête sur la catastrophe du 16 avril 1970, une description attentive de la vie dans ces institutions fermées à cette période et un tableau sensible de la France de cette époque, confrontée à ce qui faillit devenir une affaire d’État. Le principal matériau est constitué d’extraits d’entretiens oraux donnés comme de simples transcriptions des propos de trois catégories différentes de témoins : pensionnaires qui survécurent, membres des familles des victimes et personnel du sanatorium au moment de la catastrophe. Le texte est ainsi jalonné des propos de Daria, petite sœur de Pierre, mort dans le drame, de Viviane qui fut soignée là, ou encore d’une autre pensionnaire, Marie-Joëlle – la plupart des témoignages étant féminins puisque les bâtiments emportés par la coulée étaient ceux des garçons.
Mais, au sein de cette strate mémorielle, la plus récente sans doute constituée par l’auteure à partir de longs entretiens, sont introduits des documents préexistants, des archives, dont l’origine n’est pas non plus précisée. Il y a d’une part, publié dans une typographie différente de celle des correspondances, un premier ensemble de lettres reçues ou envoyées par les deux architectes du sanatorium au moment de la construction (entre 1927 et 1931), Henry Jacques Le Même et Paul Abraham, et un second ensemble de lettres, volumineux lui aussi, dont le père de Pierre Nédélec, le grand frère de Daria, est presque toujours l’auteur ou le destinataire – François Nédélec ayant fondé et présidé l’Association des familles des victimes. Dans une autre typographie encore, il y a un autre massif formé de documents de l’enquête judiciaire ouverte après la nuit du 16 avril : les procès-verbaux d’auditions rédigés par les gendarmes de la compagnie de la brigade de Passy (la commune du drame). Ce sont les témoignages à l’époque de nombreux adultes travaillant sur le site – celui du médecin directeur, Philippe Couve de Murville, mais surtout de multiples intervenants (puéricultrices, femmes de chambre, instituteur, agents d’entretien, gestionnaire, aumônier…) –, de parents des victimes et aussi de personnalités locales (comme le maire de Passy).
Contrairement aux autres corpus mobilisés, ces archives sont concentrées en une partie, la troisième, au centre du récit ; constituant comme un nœud, elle est intitulée « La vérité ». Pour être plus exhaustif encore en décrivant la collecte opérée par l’auteure, il faudrait citer les lettres des familles aux pouvoirs publics, un procès-verbal de conseil municipal ou encore des documents d’expertises techniques produits par des ingénieurs. Autrement dit, Perrine Lamy-Quique a d’abord constitué les archives plurielles de ce lieu à deux moments clé, lors de sa construction, où déjà des questions de sécurité avaient été évoquées, et au lendemain de la catastrophe. À la manière de Svetlana Alexievitch, en particulier dans La supplication, son célèbre ouvrage sur l’accident de Tchernobyl, l’auteure a ensuite fait le choix de construire un récit par collage suivant un ordre qu’on pourrait croire chronologique mais qui, à la manière du Temps immobile de Claude Mauriac, ne parvient pas à avancer vers aujourd’hui.
C’est sans doute là, au-delà de l’émotion que provoque la lecture des témoignages de ce drame, que réside la puissance, volontaire ou involontaire, de ce récit qui bute, qui montre une forme d’impuissance à écrire au présent. Impossible de sortir de la boite d’archives, les fragments qu’elle contient sont des éclats qui, quand l’auteure cherche à les manipuler, à les ordonner, à les ranger, sont aussi coupants que du verre brisé. Perrine Lamy-Quique tente néanmoins, avec plus ou moins de réussite, une mise en récit ; mais, en définitive, c’est un échafaudage extrêmement fragile qu’elle propose. Jamais elle ne veut faire autorité, jamais elle ne parvient à parler pour les victimes. L’écriture est mise en échec – sans doute faut-il s’en réjouir : l’écriture ne peut pas tout.
Aussi ce livre raconte-t-il en creux d’autres histoires. Le montage permet d’abord une plongée dans l’univers des sanatoriums qui ont progressivement fermé à la fin des années 1970 et qui pendant un siècle ont marqué la vie de nombreux individus, l’imaginaire social et le paysage. Ces institutions totales sont venues coloniser le paysage montagneux, celui des Pyrénées, du Massif central, mais surtout des Alpes, en le marquant par ces architectures gigantesques auxquelles succédèrent les « stations » de ski. Comme ces dernières, comme les villes nouvelles, les sanatoriums constituèrent de véritables hétérotopies pour les architectes notamment de l’entre-deux-guerres afin de répondre à ce besoin d’accueillir, en particulier, les très nombreux enfants souffrant de la tuberculose. Sous les lettres échangées entre les deux architectes du sanatorium qui imaginent ce lieu, les témoignages des pensionnaires ou des familles décrivent la vie ignorée de ces communautés de malades coupées du monde. On entre grâce à ces propos dans le quotidien de ces enfants, dans l’intimité de leurs journées, dans l’intensité des relations que cet isolement produisait. Ainsi, derrière la catastrophe apparaît une autre mémoire, celle des enfants tuberculeux, vivant loin de leurs familles et s’inventant des familles, des frères et sœurs dans cette grande maison perdue dans la montagne.
Bien sûr, le livre de Perrine Lamy-Quique révèle et dénonce un scandale – un premier glissement de terrain avait eu lieu dix jours plus tôt, ne suscitant aucune mesure préventive, aucune évacuation des bâtiments – et son redoublement par une procédure judiciaire bâclée visant à étouffer l’affaire et les responsabilités ; mais son véritable objet est peut-être de proposer un tableau de cette France de 1970 passée aux oubliettes. Ce qui affleure, ce sont d’autres acteurs des années 1960, ces familles des classes populaires, immigrés italiens ou polonais notamment, dont les enfants malades étaient soignés dans ces institutions totales, gouvernées par des médecins et des régiments de religieuses, ces employés à peine formés, pour certains recrutés alentour, ces petits arrangements locaux, mais aussi le pouvoir de Paris, le pouvoir incontesté et incontestable des médecins et des architectes. À travers le catastrophe du Roc des Fiz, par la mémoire faite à ses 71 victimes, l’auteure peint avec une grande efficacité non seulement la vie en sana mais aussi une France ordinaire dominée par des intérêts économiques et un immense mépris. Ce n’est pas seulement dans la nuit du 16 avril 1970 que nous plonge Perrine Lamy-Quique, c’est dans la nuit d’un peuple invisible de notre histoire contemporaine.