Voici une rue morte. Benny Mer l’a découverte en écoutant un poème chanté et l’a retrouvée en lisant des journaux parus il y a bien longtemps, en yiddish, à Varsovie. Où est-elle ? Sur les plans de la ville d’aujourd’hui, une rue porte son nom polonais, suit son tracé parmi des parcs et des blocs d’habitation. Mais est-ce la même ? Non. Elle a été détruite en 1943. L’écrivain et journaliste israélien a décidé de la reconstituer en exerçant son droit à la nostalgie. Il recrée un monde oublié, et conduit ses lecteurs dans une rue juive engloutie parmi les ruines du ghetto, une rue aussi merveilleuse qu’effrayante.
Benny Mer, Smotshè. Biographie d’une rue juive de Varsovie. Trad. de l’hébreu par Gilles Rozier. L’Antilope, 336 p., 23,90 €
La promenade prend d’abord le ton d’un vieux guide Baedeker ou d’une revue de presse matinale. Benny Mer, spécialiste de la langue et de la culture yiddish, est trop occupé à citer ses sources. Est-ce l’ennui inévitable des premiers pas, de la pénétration de ce monde d’hier ? Il faut s’acclimater. D’abord adopter le nom yiddish de la rue : Smotshè et non ulica Smocza, qui signifie en polonais « rue du Dragon », un animal jugé hostile par nos civilisations occidentales. Benny Mer insiste. Il conserve les noms polonais des rues voisines tout aussi juives (Gęsia, Miła, Dzeka, Dzielna, etc.), mais veut distinguer celle-ci, parce qu’il la visite en yiddish, dans sa langue principale.
Véritable microcosme de la vie d’avant-guerre, c’était la rue la plus pauvre, sale, obscure, populeuse. À chaque numéro vivaient « des milliers d’individus » sur cinq étages et dans plusieurs cours intérieures, avec les propriétaires dans les beaux appartements du premier et les familles pauvres entassées dans une seule pièce avec toilettes sur le palier. Les Varsoviens, juifs ou non, en avaient une image négative. Elle rimait « avec délinquance, pauvreté, maladie », elle était associée « à un mode de vie étranger, étrange ». Une image « plus connue que la rue elle-même ».
La rue Smotshè est mentionnée des milliers de fois dans la presse de l’époque, et ce sont autant d’histoires vivantes, des « morceaux » que Benny Mer veut amalgamer pour « en faire un seul grand récit : la biographie d’une rue ». Dans la tradition romantique du biographique, le livre construit ainsi la figure emblématique de la rue juive. Mais Benny Mer ne s’inspire pas d’exploits et autres épopées, il se concentre sur « l’ordinaire » – les faits divers sont là pour ça –, il « restitue la rue par les mots », s’érige « en guide touristique » en choisissant des adresses, non sans traiter quelques thématiques plus générales, notamment la vraie vie du théâtre yiddish populaire.
Petit à petit, le lecteur est saisi tant par les mystères de ce monde que par une familiarité qui fait écho à des stéréotypes. Voyez les enfants des rues, nombreux, pauvres, abandonnés, qui rappellent les regards des petites filles vues de l’extérieur par le photographe juif américain Roman Vishniak. Benny Mer montre d’autres clichés pris à l’intérieur par des habitants de la rue, publiés en 1930 dans la presse juive, deux notamment de l’écrivain Alter Kacyzne avec ce seul écriteau : « Enfants à vendre » On s’éloigne ici de la douceur mélancolique de Vishniak. « On peut les acheter,précise la légende de Kacyzne, pas aussi facilement que des poulets, mais on peut les faire siens, les adopter. Peuvent faire ainsi ceux pour qui les enfants sont une bénédiction. Ils n’ont pas été une bénédiction pour leurs mères, elles les ont jetés. » Il y a aussi ce film réalisé en 1935 par le réalisateur juif polonais Aleksander Ford, intitulé Mir kumen (« nous voici »), avec « des immeubles étroits et sales dans des ruelles sombres », « une mère qui n’a pas de lait pour nourrir son enfant », « des « enfants sortant des caves ». L’impasse est symbolisée par « un jeu de colin-maillard au cours duquel une petite fille doit attraper sa camarade ». Un réalisme pathétique dont l’objectif, selon Benny Mer, est « d’ouvrir le cœur et le portefeuille des Juifs d’Amérique » pour financer des orphelinats. D’autres documentaires de la même veine racontent comment un gamin de Smotshè est devenu un grand militant du Bund, le parti travailliste juif.
L’auteur-guide exprime la nostalgie de ceux nés après, et ailleurs. On perçoit à quelques détails sa méconnaissance du quartier résidentiel si verdoyant qui a remplacé la rue, mais qu’importe. Son érudition respectueuse, sa bonne humeur, son humour, emportent ses lecteurs dans le vrai monde d’avant, les rapprochent de ces petites gens qui n’existent plus, la plupart assassinés à Treblinka. Les faits divers mélodramatiques, tragiques ou croustillants les ressuscitent. Des services inattendus également, par exemple ce « M. Sh. Goldfisz qui propose ses services pour lire des lettres écrites en anglais et y répondre ». Sans oublier les « drames passionnels » comme celui de ce violoniste qui, revenant de deux ans de tournée, apprend que sa fiancée est prostituée, que « son souteneur la retenait entre ses griffes ». Il les découvre au 22 rue Smotshè, poignarde le type, blesse la belle Sonia et écope de six ans de prison !
La prostitution des jeunes filles et leur exportation en Argentine est d’ailleurs un thème récurrent des pièces jouées au théâtre yiddish installé dans une salle de mille places, au n° 30 de la rue. Il y a, par exemple, cette publicité : « Toutes les femmes votent pour nos trois spectacles incontournables », dont Sur la route de Buenos Aires (« allusion sans équivoque à ces jeunes filles juives d’Europe orientale qui furent vendues et se retrouvèrent prostituées en Argentine »), spectacle interdit aux enfants. Plutôt snobé par l’establishment du théâtre yiddish à Varsovie, celui de la rue Smotshè était particulier. Selon un historien cité par Benny Mer, « dans aucun autre théâtre de Varsovie, le public ne s’identifiait autant aux comédiens […] Heureux était l’acteur à qui revenait un rôle sympathique. Tout Smotshè l’attendait à la sortie et le portait en triomphe. Malheur à celui qui devait jouer un tyran et séduire une jeune fille fragile… […] Smotshè n’allait pas au théâtre pour se divertir ou passer le temps. Smotshè y allait pour vivre sa vie misérable, pour pleurer sa propre tragédie grâce à celle des autres, et pour se réjouir de la joie d’autrui si lui-même n’avait aucune raison de se réjouir ». Le théâtre devenait le cœur de la rue, les spectateurs se battaient pour être le plus près possible de la scène, « pour être proches de l’action et même y participer ».
Et de l’autre côté, au numéro 29, son complément pavoisait : le bazar ! C’était « l’un des lieux les plus populeux du quartier », avec des « dizaines de boutiques et d’étals, et des gens vendant leurs marchandises à la volée ». Ambiance orientale, disaient les guides touristiques, un poète a préféré cette image d’un samedi soir après la fin du shabbat : « Les bouchers portent des moitiés de veaux. / Au milieu d’un vacarme de basse-cour / un gramophone lance des prières de Yom Kippour. » C’est aussi le royaume des petits voleurs et le théâtre de bagarres qui finissent parfois tragiquement. Ainsi ces trois poissonnières associées qui se sont querellées, « il y a deux semaines » écrit le journal : « L’une des associées a vidé une bassine d’eau glacée sur Leye Haliusz qui est tombée malade et a dû être hospitalisée. Elle est morte à l’hôpital quinze jours plus tard laissant quatre enfants en bas âge. À la demande de ses proches, son corps a été autopsié. Lors de ses obsèques, la rue Smotshè était pleine à craquer. » On n’oubliait pas ses poissonnières !
La longue promenade « touristique » de Benny Mer, aux histoires infinies, devient, au fil des articles de presse cités, de plus en plus attachante, envoutante même, avec un monde et des gens dont on perçoit les angoisses, la misère, les bonheurs, et les multiples contradictions. Les immeubles disparus livrent leurs mystères dans ces traces écrites, ils mêlent le lecteur à la vraie vie du peuple des rues, aux foules, et font entendre une langue qui a failli disparaître.
Amoureux du yiddish, l’auteur clôt son voyage sur un bel hommage à Binem Heller, poète yiddish de la rue Smotshè, né en 1908, mort en Israël en 1998, qu’il avait évoqué dès ses premières pages. Il fut sa « clé d’entrée » dans cette rue, lorsqu’il entendit un de ses poèmes, chanté par Chava Alberstein et le groupe Klezmatics, un poème à « Khayè, cette sœur qui m’a élevé / rue Smotshè, dans la maison aux marches cabossées ».
Jeune communiste, Heller s’était exilé en Belgique au début des années 1930 ; rentré en 1939, il s’était réfugié à Bialystok, puis avait été déporté au Kazakhstan. En 1947, il s’était réinstallé à Varsovie, cette fois comme ponte de la vie culturelle yiddish du nouveau régime, puis, en 1956, il s’était exilé à nouveau ; devenu sioniste, il a vécu en Israël jusqu’à sa mort. Plus que pour cette évolution politique sinueuse, Benny Mer se passionne pour « sa volonté de faire ressurgir le passé » dans ses derniers poèmes. Heller chante la rue de son enfance et son monde, « ses derniers recueils sont une tentative désespérée de rapprocher un passé qui s’éloigne inexorablement, de faire revenir ses chers disparus par le pouvoir des mots ». Sa sœur Khayè, notamment, qui l’avait élevé quand elle avait dix ans. Le poète n’a plus aucune trace d’elle, elle a disparu comme les autres à Treblinka, elle est devenue le symbole de la rue Smotshè, de la vie et de la mort de ses habitants. Benny Mer conclut : « Il faut se contenter de cette tentative de retrouver les morceaux d’une rue perdue pour en faire l’histoire de la vie. »