Il y a des revues qui paraissent une fois l’an ! Volumineuses, ambitieuses et riches, elles invitent à des lectures longues et enthousiastes : plongeons dans les nouveaux numéros de La Mer gelée et d’Apulée.
La Mer gelée, n° 10
La petite bande qui est à l’œuvre derrière La Mer gelée fait un travail remarquable, disons-le d’emblée. À l’origine, la revue ne publiait que des textes en ligne. Peu après, ces écrits ont été édités sur papier par Le Nouvel Attila, aujourd’hui ils le sont par les éditions Vanloo. La revue est bilingue, française et allemande, sans doute parce qu’elle a été fondée par deux hommes de lettres, Alban Lefranc et Robert Seyfert, respectivement français et allemand. D’ailleurs, elle s’autorise à jouer avec l’envers et l’endroit, si bien que la dernière partie est intégralement en allemand, mais il faut retourner le livre pour la lire. Si nous parlons de « livre », c’est que la revue en a le format, elle n’a pas la taille d’un magazine.
Ce numéro-ci est consacré au froid, un thème qui sied à La Mer gelée. Et un thème qui nous mène sur les terres lointaines et glacées des poésies russe, allemande et chilienne contemporaines ; sur les terres blanches d’étranges nouvelles venues du Japon, sises sur les îles Sakhaline, ou de Turquie ; sur les terres intellectuelles et philosophiques de Karl Marx ; ou encore, sur les terres plus proches de nous de plusieurs écrivains français, hommes et femmes.
Le premier texte de ce numéro est un long poème en vers libres d’une simplicité et d’une évidence aussi cruelles que la vie quotidienne en Sibérie. Écrit par la jeune Oksana Vassyakina (née en 1989) et dédié aux siens, vivants et morts, il s’achève par ces superbes lignes élégiaques :
« ils vivent et marchent le long de l’eau
comme si le chagrin n’arrivait pas
comme si le chagrin ne se transformait pas
en pierre lourde et encombrante
comme si la douleur et l’amertume du manque
étaient de petites égratignures
et qu’il n’y avait rien de grand
et qu’il n’y avait que le petit le tendre et le cruel que nous sommes
nous qui vivons en Sibérie. »
Tout le recueil est rythmé par des vers, dont ceux d’Oleg Youriev (1959-2018), fondateur d’un groupe baptisé Kamera Chranenia (« La Consigne ») : son inventivité fait de lui l’héritier des grands poètes russes du cœur du XXe siècle. Ses vers sont admirablement traduits par Hélène Henry (grande spécialiste de la vie littéraire pétersbourgeoise au XXe siècle).
Les revues sont nombreuses, mais toutes ne sont pas aussi impressionnantes que cette Mer gelée. À la lire, on sent que le dégel se fait, que de vrais écrivains et des poètes de qualité exceptionnelle trouvent là une plate-forme qui leur permet d’être lus, découverts et traduits.
Ce sont là des pages précieuses. La revue mériterait d’être présentée par nos amis libraires sur les tables plus accessibles et plus visibles de la littérature étrangère : ce serait faire œuvre de diffusion et de salubrité publique. C. D.
Plus d’informations sur la revue La Mer gelée en suivant ce lien.
Apulée, n° 6
Apulée, revue de littérature et de réflexion, ce qui est en soi un programme, donne chaque année un gros livre sur beau papier épais, format quarto. On peut donc lire par bribes, ce qui en fait plus qu’une revue mais est d’autant plus varié et sûrement plus attrayant, car le soin apporté au choix des textes introduit à des mondes vivants et en gestation, ceux que l’on n’a pas le temps d’écouter au quotidien. On change ainsi de registre ou de thème mais chaque fois après une séquence mémorable aucunement réductible à quelque titre ou effet d’annonce, au point d’en perdre les noms d’auteurs mais pas ce qu’ils nous ont apporté. C’est stimulant comme une bouffée d’air par temps médiatiquement plat.
Ce titre est aussi un programme : Apulée sortit jadis des confins de la Numidie qui n’était pas encore le Constantinois, et il passa pour un littérateur ou un magicien, mais il était aussi un philosophe confirmé, un de ceux que saint Augustin récusait avec hargne. C’est donc avec esprit de suite et finesse que l’équipe d’Hubert Haddad, lui-même sorti de Tunis, garde le goût des à-côtés de ce que charrie notre monde, un monde traversé en tous sens de la Méditerranée bien plus profondément encore que ne le signifient les malheureux hères condamnés au tragique pour des traversées de tous les dangers. Aussi peut-on se perdre dans ces documents et extraits, analyses et entretiens ponctués de bribes de romans et surtout de poésie qui laissent une trace du vécu des uns et des autres. On reprend souffle alors de migrations qui vont de la Roumanie (textes et dessins d’Irina Teodorescu) à des poèmes en arabe que la revue s’autorise à publier en bilingue, un beau pari, une audace tranquille, sans oublier un passage par le Mexique de tous les malheurs ou d’élégantes traductions de Claudien d’Alexandrie. Ainsi va la littérature-monde.
Le parti pris de resituer les grands ancêtres ou les jeunes pousses redonne son équilibre au présent car une culture est toujours faite de métamorphoses et de réemplois, autrement dit d’héritages empilés. Le numéro de l’année tente de penser un « changer la vie » difficile à établir aussi ; après une séquence de paroles piquées dans tout ce qui s’est dit lors du premier confinement et où chacun picorera, on en revient aux vastes horizons ici rappelés dans et par un hommage à Michel Le Bris, un compagnon de route et d’esprit dès avant les Étonnants voyageurs fondés en 1990 à Saint-Malo. Le lien est celui de la commune conviction que la littérature qui « s’attache à dire le monde » gagne en ampleur, ce qui reste le credo de la revue.
On ne peut enfin que signaler l’intéressant retour, fort documenté, consacré à Albert Memmi dans ses échanges avec Jean Amrouche, leurs points communs et l’épaisseur qu’ils donnent à un XXe siècle de toutes les mutations. Le dossier est épais, sensible, vivant. M. B.