Deux revues pour se plonger dans l’univers de deux philosophes, l’un célèbre, l’autre beaucoup moins ! La Revue des revues retrace le parcours de Paul Ricœur dans les revues et la revue numérique Flusser Studies se plonge dans celui de Vilém Flusser.
La Revue des revues, n° 66
On peut avoir quelque scrupule devant la mise en abyme que constitue la revue dans une revue d’une revue consacrée aux revues. La première difficulté est de savoir de qui l’on parle. Ce pourrait être de l’excellence de cette revue qui, s’intéressant aux autres revues, est révélatrice de l’importance du rôle joué par les revues dans la diffusion de la réflexion philosophique (pour ne parler que de celle-ci). Comme la philosophie est une discipline à laquelle sont confrontés les lycéens, elle paraît accessible à tout un chacun, sans la moindre préparation ni le moindre effort intellectuel. D’où le succès éditorial de beaux parleurs résolus à produire de la facilité. Il n’y a là rien de bien nouveau : l’affaire est née avec la philosophie. Mais celle-ci est aussi une discipline rigoureuse qui requiert une certaine technicité. Moyennant quoi, ceux qui se refusent à la facilité se retrouvent enfermés dans les hauts murs de l’Université, condamnés à ne s’adresser qu’à leurs collègues. Du moins en irait-il ainsi sans les revues, dans lesquelles il est possible de conjoindre technicité et accessibilité.
Confier à la « galaxie gravitant autour d’Esprit » une livraison de La Revue des revues consacrée au seul Ricœur est particulièrement bienvenu, tant du point de vue du rôle des revues que de celui de la pensée de cet auteur revenu à la mode lorsqu’il fut écrit que le candidat Emmanuel Macron avait « travaillé avec Paul Ricœur », sans d’ailleurs que la nature exacte de ce « travail » fût explicitée dans la presse.
La pluralité des revues auxquelles Ricœur a confié des articles donne une bonne indication de la diversité de ses centres d’intérêt et de ses modes d’approches : trois cents articles dans une trentaine de revues. Les lecteurs d’un penseur d’envergure connaissent rarement toutes ses facettes. Pour certains, le nom de Ricœur évoque l’engagement dans la mouvance du christianisme social telle qu’elle fut incarnée par la communauté des Murs blancs et la revue Esprit. On pourrait voir là un point d’équilibre, en pensant d’un côté aux engagements dans la cité, dont le plus connu fut le décanat de Nanterre au moment de l’ébullition soixante-huitarde ; d’un autre côté, il y eut les contributions à diverses revues protestantes assez peu connues hors des facultés de théologie. Ricœur est protestant et ne se cache pas de cet engagement aussi bien personnel que philosophique, mais il est aussi profondément laïque, fût-ce « par abstention ». C’est bien sûr le lecteur assidu de la Bible qui s’intéresse aux méthodes d’exégèse biblique. Mais c’est aussi le philosophe laïque qui publie Temps et récit ou De l’interprétation. De cette richesse, cette livraison de La Revue des revues donne une bonne idée ! M. L.
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Flusser Studies
Une relation d’un ami d’un collaborateur régulier d’EaN lui transmet la proposition de rendre compte du numéro spécial de la revue en ligne Flusser Studies consacré à Vilém Flusser, un penseur injustement méconnu en France malgré sa notoriété croissante aux États-Unis, au Brésil et dans les autres pays civilisés. On ne sait pas trop s’il est philosophe, sémiologue, critique d’art, théoricien de la photographie, mais son profil ne peut que séduire : Juif tchèque né en 1920, il dut fuir le nazisme et finit par s’installer au Brésil, avant de voyager en Europe et d’acheter une maison en France. Il a donc rencontré tous les intellectuels qui comptaient dans les années 1970.
Celui qui n’avait jamais vu ce nom dans aucune publication s’interroge. Pour peu qu’il se souvienne de ce centième volume de la collection « Écrivains de toujours » consacré à Marc Ronceraille, il est porté à suspecter un nouveau canular. À moins qu’il ne lui faille mettre en cause sa propre inculture. Comment en effet peut-il tout ignorer de Vilém Flusser ? Il se console en se disant que nul ne peut avoir tout lu, a fortiori dans ce domaine para-artistique qui n’est pas exactement le sien. Pétri de honte et de bonne volonté, il part à la découverte de cette revue. Grâce à sa grande maîtrise de l’outil informatique, il parvient à trouver, caché derrière une apparence exclusivement anglophone (cette revue serait donc américaine ? canadienne peut-être ?), un Urtext en français, ce qui paraît dans l’ordre des choses s’agissant d’un penseur présenté comme francophone, quoiqu’il se soit aussi exprimé en allemand et en portugais du Brésil.
La chronologie est un modèle du genre : tout y figure, y compris ses trajets durant ses vacances estivales ainsi que sa « Visite de l’aquarium de Monaco le 14 février 1981 ». Et surtout la liste des articles et des livres qu’il a rédigés mais qui ne furent pas publiés. Nous apprenons aussi qu’invité le 26 juin 1973 à rencontrer Marshall McLuhan chez le directeur des éditions Mame, il ne s’y est pas rendu. Ç’aurait pu être une occasion passionnante pour un sémiologue…
La bibliographie, nourrie des informations conservées aux Vilém Flusser Archiv de Berlin, fait apparaître la publication d’un unique livre de son vivant, La force du quotidien, ainsi que celle, posthume, d’un certain nombre de textes souvent issus de conférences qu’il a données ici ou là, en particulier dans des écoles d’art. L’ouvrage le plus important paraissant être Choses et non-choses, publié par Jacqueline Chambon.
Bref, nous voici devant un champ de recherche pour de belles thèses à venir. Ce sera aussi l’occasion d’un abondant travail éditorial propre à faire connaître cet inconnu. Cette livraison d’une revue qui porte son nom est l’occasion d’une première prise de contact. M. L.