Le Chien est le premier roman de l’Allemand Akiz, de son vrai nom Achim Bornhak, connu pour différents films qu’il a réalisés pour le cinéma ou la télévision. Son expérience d’homme de l’image semble avoir nourri son passage à l’écriture romanesque, tant pour le rythme de la narration que pour le pittoresque des personnages. À mi-chemin entre réalisme et fantastique, son récit truculent et parfois violent qui accentue le trait jusqu’à la caricature n’est pas sans rappeler les séquences narratives de la bande dessinée ou du film manga.
Akiz, Le Chien. Trad. de l’allemand par Brice Germain. Flammarion, 254 p., 20 €
Celui qui surgit un jour d’un passage souterrain n’a pas de nom, il doit avoir dans les vingt ans, il vient peut-être du Kosovo – ou d’ailleurs. On apprend qu’il a vécu des années durant dans un cul-de-basse-fosse, où on lui jetait sa maigre nourriture à travers une lucarne : Caspar Hauser, peut-être en pire. Mo, le narrateur du premier roman d’Akiz, qui a dégringolé l’échelle sociale après des années fastes dans un restaurant moscovite, le fait engager dans le snack minable où il travaille : ce mystérieux personnage y gagne le sobriquet « Le Chien », qui lui reste, faute de mieux.
L’homme éprouve des difficultés avec le langage, mais, à force de vivre comme une bête, il en a intégré les instincts de survie et il a développé des sens hors du commun. En cuisine, il regarde, renifle, lèche les ingrédients qu’il va utiliser pour sa préparation, et Mo se souvient qu’après avoir goûté à l’un de ses plats peu appétissants, sa vie « a quitté la route, enfoncé la glissière et est partie en chute libre ». L’aventure peut alors commencer.
Après avoir été chassé du snack, Le Chien entraîne Mo dans le prestigieux restaurant El Cion pour un repas bien au-dessus de leurs moyens, et l’envie lui prend de s’y faire engager avec son compère qui le considère désormais comme un frère. Quelques ortolans dérobés dans un jardin zoologique serviront de tickets d’entrée dans ce temple de la gastronomie, où le patron Valentino ne résiste pas longtemps au plaisir de préparer pour un public choisi un mets légendaire, mais interdit du fait qu’il s’agit d’une espèce protégée. Et voilà maintenant nos héros introduits dans le monde feutré, chic et cossu de la restauration de luxe où, derrière une façade de respectabilité, marmitons, cuisiniers et chefs étoilés ne sont que des rivaux se livrant une guerre sans merci.
Le Chien se rend vite indispensable et gagne sa place devant les fourneaux, au grand dam de ses collègues jaloux. Avec des riens trouvés autour de lui, il confectionne des plats d’aspect peu ragoûtant, mais qui ravissent le palais, « quelque chose d’indescriptible, quelque chose qui donnait l’impression d’un souvenir qui n’avait jamais existé, comme un mystère sans fin et une délivrance, un bond unique et élégant vers la liberté ». Car les ingrédients choisis évoquent des paysages que Le Chien est le seul à voir, comme si les beautés oubliées du monde entraient dans sa cuisine à travers l’assaisonnement qu’il fait de déchets transformés en nourriture divine.
Derrière la grossièreté se cache donc un voyant, un médiateur du sublime, mais si Le Chien accommode les choses les plus saugrenues, deux obsessions ne cessent d’enflammer son imagination : préparer le crapaud doré qu’il a repéré au zoo, et goûter le rarissime sel de l’Himalaya que les chefs cachent comme un trésor, véritable « souffle des dieux »… On s’arrache le nouveau prodige, sa réputation parvient jusqu’aux oreilles de Nido, célèbre critique qui règne sur la gastronomie mondiale, et, de péripétie en péripétie, on assiste à un fantastique repas auquel participe l’élite de la société, final à la fois apocalyptique et dérisoire.
Ce roman protéiforme, burlesque et souvent loufoque tourne en ridicule un monde de la restauration où tous, du patron à l’apprenti, se comportent comme de grossiers Pieds nickelés tout en présentant aux clients un masque irréprochable. Autour de Mo et du Chien gravitent des personnages secondaires hauts en couleur qui éructent et frappent à qui mieux mieux, à l’exception d’Alisha, la femme du chef redouté Valentino en qui le génie culinaire se double d’une brute. La sous-cheffe Lily, elle, est une ex-junkie qui « avait été un pitbull dans son ancienne vie », et les autres sont à l’avenant. Les cuisiniers se disputent, les brigades concurrentes s’affrontent en pleine rue, les bagarres homériques se succèdent, les coups pleuvent, le sang coule, tandis qu’à l’intérieur du restaurant le passe-plat marque la frontière avec la clientèle huppée. Mo qui veille sur son précieux couteau de cuisine digne de l’épée d’un preux, Le Chien qui poursuit son idéal comme s’il s’agissait du Saint-Graal, sont comme deux chevaliers déchus égarés dans un monde de vulgarité dont ils s’accommodent parfaitement.
Le Chien n’est-il qu’une pochade, faut-il voir aussi dans ce roman changeant, imparfait et peu « classable » une critique de la gastronomie érigée en art, une plaisanterie sur la cuisine pauvre ou sur la mise en valeur des déchets ? Peut-être, mais cette suite d’aventures grand-guignolesques où la réalité s’affranchit des normes et confine à l’absurde se laisse plutôt savourer lentement, comme un plat préparé par Le Chien… Les dernières pages tournent d’ailleurs résolument le dos aux interprétations purement raisonnables, superposant à une fin violente, mais logique et plausible, un autre dénouement qui suspend le temps et les certitudes, et fait entrer dans l’univers du conte cette « histoire extravagante sortie d’un esprit en surchauffe ». On pourrait donc surtout voir le roman d’Akiz comme un nouvel exemple de « réalisme magique », où le personnage principal serait de surcroît un lointain cousin du Jean-Baptiste Grenouille immortalisé par Patrick Süskind (Le parfum, 1985), avec lequel il partage enfance sordide et exacerbation des sens.