L’alphabet commence par la lettre Z

S’autorisant à « braconner » Georges Perec, l’historienne Claire Zalc livre, dans deux récits parallèles qui sans cesse se font écho, le récit de ses recherches pendant quinze ans et l’autobiographie d’une jeune femme aux prises avec son histoire familiale, mais également avec ses peurs et ses doutes. Z ou souvenirs d’historienne est aussi un livre qui donne à voir avec générosité et talent une histoire incarnée dans des corps et des lieux.


Claire Zalc, Z ou souvenirs d’historienne. Éditions de la Sorbonne, coll. « Itinéraires », 240 p., 18 €


On savait que Claire Zalc aimait les chiffres – elle est depuis le début des années 2000 une des principales socio-historiennes à avoir refondé une histoire sociale quantitative, notamment avec ses études sur les migrations des Juifs d’Europe centrale en France. On avait pris la mesure dans ses précédents ouvrages de cette formidable capacité à dépouiller sans sourciller des centaines de factures, de comptes et de fiches de paye pour reconstituer et rendre compte à force de patience de la vie quotidienne de petits commerçants immigrés. Ces travaux nous avaient fait mesurer l’importance de ces données grises, celles des registres de commerce qui permettent de saisir le destin de familles juives depuis le début du XXe siècle jusqu’à la période de l’Occupation et de l’extermination ; on y avait perçu une sensibilité vive doublée d’une exigence infinie. On avait admiré cette intelligence des plus affinées à engager souvent collectivement d’énormes chantiers pour pouvoir écrire ce que signifiait au siècle dernier quitter la Russie et la Pologne et « s’installer » en France, « se débrouiller » aurait dit Perec. Avec Z ou souvenirs d’une historienne, qui nous fait entrer dans l’atelier de l’historienne mais aussi dans le logement attenant, Claire Zalc ouvre une espèce d’espace inédite.

Ce volume, dont il faut souligner l’édition des plus soignées et précises, appartient à la collection « Itinéraires », fondée par Patrick Boucheron et désormais dirigée par Yann Potin, qui a pour vocation d’accueillir des ego-histoires. Celle de Claire Zalc nourrit ce genre né d’une circulaire ministérielle exigeant que le dossier d’habilitation à diriger des recherches, titre que doit obtenir à l’université française tout.e candidat.e à un poste de professeur.e, comporte un récit rétrospectif. Le texte de Claire Zalc, comme les précédents publiés, propose à partir de cette contrainte de véritables expérimentations d’écriture, inventant entre le texte historique et les mémoires des historien.ne.s un nouvel objet, un curieux objet faisant du chercheur son propre objet d’étude. Si pour certains il ne s’agit que d’un exercice, pour d’autres, rares, c’est l’occasion d’interroger dans ce geste d’écriture leur rapport à l’histoire.

C’est tout le projet d’écriture de Claire Zalc, tout au long des chapitres, que de tenir en équilibre sur ce fil tendu entre elle et le passé, alternant, pour ne pas risquer le mauvais pas et la chute, le ludique et le sérieux, le public et l’intime, les grands récits et les événements minuscules. S’est imposée à elle une œuvre-miroir, celle de Georges Perec. L’historienne sait qu’il y avait un risque à écrire entre les pages de l’auteur des Choses, et il n’est pas une page où une notation, un adverbe, une conjonction ne rappelle cette conscience qu’elle ne se livre pas à une écriture oulipienne, qu’elle n’écrit pas à la manière de l’écrivain. Claire Zalc a lu et relu l’œuvre de Perec, mais, plutôt que de partir de W ou le souvenir d’enfance, elle invente Z, un personnage, le sien, qui n’est jamais psychologique, qui en même temps est en mouvement et un véritable lieu.

Z ou souvenirs d’historienne, de Claire Zalc : l'alphabet commence à Z

Claire Zalc (septembre 2021) © Jean-Luc Bertini

Page après page, le lecteur suit à la fois la vie de cette chercheuse et de ses recherches au jour le jour, mais aussi un quotidien soigneusement classé et relevant de temporalités distinctes. Il n’est pas une seconde envisageable de recouvrir l’histoire collective par l’histoire personnelle, de confondre le parcours institutionnel d’une historienne avec les parcours sur lesquels elle travaille, ni de superposer vie matérielle et sensibilités. Le projet de Claire Zalc est la tentative de décrire au plus juste l’infra-ordinaire de la recherche historique tout en croisant cette dimension avec l’extraordinaire des individus sur lesquels elle enquête. Car son texte part d’une étrangeté pour finir en proximité, sans jamais devenir familiarité : il est le récit de cette rencontre. Elle ne se postule pas dans l’histoire qu’elle produit, elle propose plutôt deux textes qui alternent, l’un prenant la forme d’un récit chronologique, l’autre celui de fragments : inventaires, descriptions ou histoires brèves dont le motif a été initié par Perec, qui finissent par faire entendre une voix unique, celle de l’histoire incarnée.

À cet égard, Z ou souvenirs d’une historienne est bouleversant. Il faut entendre par là qu’il inverse et contrarie une idée de plus en plus commune : celle qu’on fait l’histoire des nôtres. Grâce à Perec, Claire Zalc relate avec pudeur et simplicité comment elle, jeune Parisienne au début des années 2000, entre progressivement dans les foyers des migrants juifs, examine leur porte-monnaie, découvre leur sociabilité, suit leurs existences dans la ville de Lens notamment, compare leurs vies à celles des autres immigrés qui travaillent dans la mine et qui sont eux majoritairement catholiques. Mais de cette rencontre Claire Zalc nous livre le côté pile aussi : tous ses ratés, certains de ses étonnements (comme la visite à ses grand-tantes immigrées en Argentine qui ne jurent que par Maradona), ses fulgurances également lors de ses nombreux échanges avec ses collègues français ou étrangers (par exemple lors de séjours aux États-Unis), sans jamais qu’on veuille en finir avec cette lettre Z.

Ce livre est aussi une aventure d’écriture ; car si l’œuvre de Perec est convoquée en premier lieu, c’est par la multiplicité des formes du questionnaire. Ce qui intéresse Claire Zalc au départ, c’est cette formidable inventivité de l’expérience de l’enquête dont sur le papier elle est éloignée. En reprenant certains dispositifs de descriptions, par exemple la « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » ou encore « Notes sur ce que je cherche » – pages d’une formidable densité –, la frontière entre les deux récits alternés disparaît. Les recherches que mène l’historienne et son cheminement personnel se mêlent, comme si celui-ci ne pouvait exister sans celles-là, par un jeu de reflets entre les archives administratives et les archives de soi. On pense un temps à Modiano et à son Livret de famille (1977) mais Perec revient par l’histoire, celle de sa famille qui croise celle de l’auteure. Claire Zalc prend soin de son lecteur et l’accompagne aussi par tout un appareil critique qui indique l’ensemble des opérations qu’elle a engagées. L’ouvrage, en cela, est très généreux et n’oublie pas celles et ceux qui ne seraient pas spécialistes d’histoire des migrations ou de l’œuvre de Perec. À chaque chapitre, et par un paratexte très élaboré, l’historienne contextualise, situe, précise. Là est sans doute aussi le ressort de son écriture, une manière de saisir en un geste unique l’infime et l’énorme, par une variation de tons qui ne s’interdit rien. Une écriture libre.

Il y a une véritable beauté qui se dégage de ce livre, une beauté d’admiration pourrait-on dire, pour Perec bien sûr, mais aussi pour ce que la recherche historique permet. L’historienne insiste en particulier sur la beauté du travail collectif, sur le partage des sources, leur discussion, qui offre comme en mirage, grâce au dépouillement scrupuleux des archives, la possibilité de voir ce qui a disparu. Et, une fois lu le mode d’emploi de l’ouvrage et refermé le livre, on se dit qu’il est rare de lire un si bel hommage à la pratique de l’histoire et à ce qu’elle peut.

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