Les lanceurs de feu sont à leur manière des lanceurs d’alerte, ils mettent le feu pour alerter leur ville et leur pays, et, au-delà, le monde. La fable de l’Irlandaise Jan Carson est une merveille d’émotion, de drôlerie, de profondeur, à laquelle la traduction n’est pas étrangère.
Jan Carson, Les lanceurs de feu. Trad. de l’anglais (Irlande du Nord) par Dominique Goy-Blanquet. Sabine Wespieser, 384 p., 23 €
Tout d’abord, on est un peu perdu. Les personnages de Jan Carson surgissent, comme s’ils nous connaissaient depuis toujours, et des malheurs aussi, imprévisibles. Puis, peu à peu, on tient un fil, des fils, une pelote.
La pelote est un conte mais un conte réaliste. D’une douceur, d’une violence extrême. D’une noirceur, d’une cocasserie à toute épreuve. Un bonheur de lecture. On est sans cesse mené d’une situation, d’une émotion à son contraire, interloqué, donc appâté : « Comment cela est-il possible, où l’autrice va-t-elle nous mener, que veut-elle donc nous dire ? » Le pire est que Jan Carson ne donne pas toutes les clefs, même à la fin du volume. Au lecteur de comprendre ce qu’il veut, ce qu’il peut. C’est la magie des contes que de s’adresser à toutes nos facultés, pas à la seule raison. De ne pas expliquer.
La citation mise en exergue donne un début de direction. Elle est de George Eliot : « Dans l’ancien temps il y avait des anges qui prenaient les hommes par la main et les guidaient loin de la cité de la destruction. Nous ne voyons plus d’anges aux ailes blanches de nos jours. Mais pourtant les hommes sont guidés loin de la destruction menaçante : une main se glisse dans la leur, qui les conduit doucement vers une terre paisible et lumineuse, de telle sorte qu’ils ne regardent plus en arrière, et la main peut être celle d’un petit enfant. »
Cependant, la douceur annoncée est fragile, pour ne pas dire inexistante. Elle luit, par éclairs, dans les décombres ou le chaos, est sur le point, presque toujours, de tourner en violence. Heureusement, l’humour est là. Un humour décapant, cynique, sinistre, et doux, qui fait rire aux éclats, et cela d’autant plus qu’on en éprouve le besoin.
Mais donnons tout d’abord une idée de la trame. Le roman se présente comme un journal qui s’étend sur trois mois, juin, juillet, août, avec des allers-retours dans le passé, et autour de deux personnages : Jonathan et Sammy Agnew. Auxquels il faut ajouter leurs enfants, Sophie et Mark. Et d’autres enfants de Belfast. Car l’histoire se déroule à Belfast, Irlande. Voilà pour le cadre.
À l’intérieur de ce cadre, plutôt souple, qui n’enferme pas le lecteur mais qui enferme les personnages dans le temps et dans l’espace, il y a l’écriture du texte. Qui est la maîtresse du jeu. Qui flamboie au moins autant que les feux allumés dans la ville. Les feux programmés et lancés par un criminel inconnu. Mais s’agit-il d’un criminel ? Et pourquoi agit-il ? Ce sont les questions qui servent d’appât, qui nous font tourner les pages avec fébrilité. Les ressorts du suspense. Car il y en a un. Alimenté, porté, encore une fois par l’écriture. Indocile, elle entretient en même temps l’incertitude ; dérangeante, elle surprend constamment ; et elle est follement drôle.
L’écriture est traîtresse. Elle fait semblant de rendre compte, d’informer. Mais c’est pour mieux nous égarer : « Ça, c’est Belfast. Ce n’est pas Belfast. Mieux vaut appeler un chat un chat dans cette ville. Mieux vaut éviter les noms et les lieux, les dates et les prénoms. Dans cette ville, les noms sont comme des points sur une carte ou des mots creusés dans l’encre. Ils essaient trop de se faire passer pour la vérité. Dans cette ville la vérité est un cercle vu d’un côté et un carré vu de l’autre. »
Elle introduit l’angoisse très vite, dès la page 42 : « Sophie ne doit pas parler, car il n’y a aucun moyen de garantir ce qu’elle dira. Jonathan envisage de lui couper la langue. »
Elle dérape sur les noms des personnages. Jonathan, dont le patronyme est Murray, et le métier, médecin, n’aime pas son nom et se sent mal à l’aise dans sa fonction : « Mon propre nom s’accrochait à mes dents comme à de la salive séchée. » Il n’a pas été désiré par ses parents : « J’étais, et je reste, un “accident”, même si à vrai dire je trouve le terme inapproprié pour désigner l’acte de planter un germe d’enfant dans le ventre de votre femme. » « Le poids de leur désintérêt était une charge que je traînais constamment, comme une jambe engourdie. » Il se sent aussi mal à l’aise avec les femmes. Sa première expérience est dérisoire et tragique : « J’avais la mâchoire endolorie à force d’embrasser, mais autrement j’étais prêt à continuer le reste de la semaine. »
Sammy Agnew ne vaut pas mieux. Il est « un signe de ponctuation mal placé », « le visage qu’il porte ressemble à des obsèques de week-end. Même les pigeons font un détour pour l’éviter ». Il se déteste. « Le goudron colle à tout ce qu’il touche. » Il se souvient du crime qu’il a commis jeune homme (remarquons qu’il s’appelle Agnew !). Il ne veut pas que son fils Mark lui ressemble. « Il veut détruire le garçon. Il veut lui donner le meilleur. »
Nous voilà donc, nous lecteurs, avec sur les bras deux pères qui veulent empêcher leurs enfants d’accomplir le mal. En leur faisant du mal. La fin justifierait-elle les moyens ? Nous en sommes à la page 75. Nous savons déjà tout et pourtant, comme nous ignorons encore la fin, nous évoluons en pleine déroute. Comme les deux désolants héros.
De temps en temps, nous sommes distraits par l’arrivée d’un ou d’une inconnue. La première fois, c’est Ella : « La fille qui ne pouvait faire que tomber ». Ensuite, ce sera : « Le garçon qui voit l’avenir dans les surfaces liquides », puis : « La fille qui est parfois un bateau »… Leurs histoires tombent dans le récit général comme des galets qu’on a lancés dans l’eau. Ils font des ronds qui s’agrandissent et finissent par se rejoindre. On comprend qu’ils ont à faire avec Jonathan et Sammy. Ce sont des enfants anormaux. Comme les leurs. Des enfants d’où peut surgir l’imprévisible. Le très grand bien ou le très grand mal.
Nous sommes en plein conte. Nous sommes en pleine réalité. La preuve, c’est que les feux, et à leur suite, le chaos, les malheurs qui s’abattent sur Belfast, ont à voir avec la politique. Ils sont le fruit d’une mauvaise politique. Ils sont la conséquence d’un état incompétent et maffieux. Ceux qui lancent les feux dénoncent cette incompétence. Les parents des lanceurs de feu n’y voient goutte. Ils discutent des problèmes qu’ils ont avec leurs enfants sans remarquer que « la télévision du séjour montre en boucle la chute de la première tour, puis la seconde, l’avion qui traverse la paroi de verre encore et encore, comme un raté dans la pellicule ».
D’accord, ça s’est passé voici une vingtaine d’années, mais « l’ancien trouble pourrait se relever d’un coup de talon et entamer un nouveau round… Dans le chaos, qui n’est qu’une façon verbeuse de parler de la guerre ». L’ancien trouble se relève sous la forme des feux. Comment réagiront les dirigeants ? Mettront-ils en œuvre « les paroles austères qu’ils ont prononcées » ? Certainement pas ! Ils « sont connus pour parler et contre-parler et se replier comme des transats quand on leur demande d’agir. Ils s’entre-surveillent de près maintenant, attendant de voir qui sera le premier à condamner les feux. Personne ne veut être celui qui leur lance la première pierre. Personne ne veut être le dernier. L’astuce, c’est d’élever la voix juste au même moment que les autres ». Quant à la police, elle « est déjà un peu usée sur les bords… Les agents se demandent quand tout ça va s’arrêter, combien de temps ils doivent rester sur place, s’ils arriveront à prendre des vacances avant que les gosses ne retournent en classe ». Les jeunes gens et les jeunes filles échangent des commentaires sur Facebook et des tweets. Avec des mots de leurs parents : « C’est à nous d’agir ; L’heure est venue ; Nos libertés civiques sont menacées. »
Les journalistes sont gênés de ne pas donner de véritables informations, les hôpitaux manquent de places, les ouailles des curés croient en la fin du monde, les pompiers n’ont plus assez d’eau pour éteindre les feux tandis que des statistiques à la télévision donnent les chiffres du chômage des jeunes gens de la classe ouvrière. Quand ce ne sont pas les feux qui détruisent la ville, ce sont les pluies qui s’abattent sur elle, le fleuve déborde et les pare-brise des voitures « risquent un œil au-dessus de la ligne de flottaison, comme des sous-marins qui émergent pour prendre l’air », « les parapluies sont pratiquement inutiles face au torrent. Ils servent seulement à indiquer où se trouve le haut ».
Le salut viendra-t-il des « enfants infortunés » ? Ceux qui ont des talents, des pouvoirs d’accomplir des miracles, comme Ella, la petite fille qui a des ailes mais qui ne peut pas voler, mais qui est capable de redonner la vie à une chose cassée, à un être mort ?
À nous d’en décider, Jan Carson ne se prononce pas. À moins qu’elle ne suggère, dans les toutes dernières pages, que notre goût pour le malheur est la raison de notre inaptitude à la reconversion ?