Entretien avec Charif Majdalani

Charif Majdalani avait habitué ses lecteurs à des romans confrontant destins individuels, épopées familiales et cours de l’Histoire, ancrés dans le Liban d’avant la guerre civile. Ce livre est profondément différent, disons que c’est un thriller géopolitique existentiel. Dernière oasis se passe aussi au Moyen-Orient, mais un Moyen-Orient qui n’a rien à voir avec l’atmosphère raffinée et nostalgique des villas beyrouthines. Il est situé dans le désert irakien, à l’endroit et au moment où l’irruption de hordes barbares a sidéré le monde. Charif Majdalani explique à EaN la construction de ce roman.


Charif Majdalani, Dernière oasis. Actes Sud, 270 p., 20 €


Tout commence avec un extraordinaire trésor assyrien : quatre têtes en gypse aux barbes bouclées et six fragments de frises, dont une chasse au lion et des paysans cueillant des fruits… Le trésor doit être vendu, mais à qui ? Et à qui appartient-il vraiment ? Le narrateur du roman de Charif Majdalani, un archéologue sollicité pour examiner ces frises assyriennes, se retrouve dans un endroit « d’un calme presque édénique », au cœur d’un de ces paysages bibliques qu’on trouve du Levant aux confins du Pakistan. Il y croisera un général irakien aux intentions indéchiffrables, une jeune citadine sophistiquée, totalement exotique au milieu des soldats et des paysans qui peuplent l’oasis. Quelques intermédiaires aussi, turcs, irakiens, russes, forcément louches et possiblement dangereux.

Plus tard, on se demandera qui a ou n’a pas fait alliance avec l’État islamique. En attendant, face aux paysages éternels, le narrateur médite sur l’art et l’histoire, il réalise que, dans la découverte archéologique, « le plaisir est souvent moins dans la contemplation que dans le dévoilement d’une œuvre, dans son surgissement silencieux au milieu de l’immense bric-à-brac du monde et de nos vies ». Quand arrive le moment où les milices de l’État islamique s’emparent de Mossoul, puis massacrent chrétiens et Yézidis de la plaine de Ninive, l’oasis paradisiaque se révèle être effroyablement « proche de la bouche de l’enfer », proche des drones, des attentats et des voitures piégées.

Commencé comme une méditation rêveuse, le roman se transforme soudainement en thriller géopolitique. Le changement est brutal, c’est comme si on abandonnait les méandres d’un fleuve tranquille pour se jeter dans le fracas des chutes du Niagara ou du Nil. La narration a parfois le rythme d’un récit mythologique transmis depuis la nuit des temps, parfois la tension d’un thriller, parfois la force immersive d’un reportage. C’est sans doute la cadence de ces changements de rythme, et aussi les subtiles variations de distance entre l’auteur et le narrateur, qui donnent tant d’énergie et d’intensité au récit. Et qui font que le lecteur se laisse entraîner dans une réflexion troublante sur le hasard, sur ce que l’homme peut et ne peut pas face aux événements, sur ce que nous appelons l’Histoire. « Comme de l’Art, dit l’archéologue, nous avons besoin de l’Histoire pour ne pas mourir de la vérité, à savoir que tout n’est que chaos sans signification, sans logique et sans but. »

Dernière oasis : entretien avec Charif Majdalani

Charif Majdalani (septembre 2021) © Jean-Luc Bertini

Quel a été votre point de départ ? Aviez-vous une image en tête ?

Chaque fois que je commence un livre, j’ai envie de faire un grand texte poétique qui soit une sorte d’éloge contemplatif du monde. Évidemment, ce n’est pas possible, parce que je suis romancier, la fable arrive vite et s’impose, et un roman se construit. L’image ? Celle d’un homme assis sur une terrasse ou dans un jardin, face à la beauté du monde, qui regarde la lumière changer sur les montagnes.

Dernière oasis est assez différent de vos précédents romans, en êtes-vous conscient ?

Il est différent et pas différent, il n’y pas d’histoire familiale et pas le Liban. Mais je ne voudrais surtout pas qu’on en fasse un livre sur l’Irak ou sur l’État islamique. Le lieu où cela se passe ne compte pas, c’est un prétexte pour parler une fois de plus de ce dont je parle dans tous mes livres : le fonctionnement de l’Histoire, l’effet de ses bouleversements sur les humains, l’effondrement d’un monde. Dans ce livre, le propos est plus ciblé. Il porte sur la marche erratique de l’Histoire et sur l’entropie, sur les hasards qui gouvernent les choses, sur l’incompétence des hommes et leur incroyable égoïsme. Et sur le fait que ce sont généralement les historiens, comme les romanciers et comme le personnage de ce livre, qui essayent de mettre de l’ordre dans le chaos des événements et dans leur désordre, produisant un discours qui nous donne l’impression que tout est linéaire, maîtrisé par les hommes, limpide.

Pour les nécessités du propos, j’ai donc situé le récit à un endroit où s’est produit un grand basculement, à un moment charnière, celui où le monde entier a failli être aspiré dans le chaos. L’été 2014, lorsque l’État islamique a déboulé, la Syrie était dans un état lamentable, l’Irak aussi, on était au début d’une vague migratoire qui a failli déstabiliser l’Europe, braquer ses populations, pousser les démagogues à jouer leur petit jeu et mettre en péril les démocraties.

La forme du livre aussi est différente, on croirait parfois lire un reportage. Comment avez-vous travaillé ?

Nous avons tous vécu ce moment où Daech envahissait Mossoul et une partie de l’Irak. Je me rappelle ces images qui tournaient en boucle sur les chaînes arabes. En voyant les Yézidis qui fuyaient leurs montagnes, on avait l’impression d’assister à une nouvelle version de la sortie d’Irak d’Abraham dans la Bible, comme si l’Histoire rejouait les vieux mythes. Ce sont des choses que j’ai vécues très fortement, elles sont demeurées en moi depuis. J’ai par la suite interrogé des réfugiés irakiens à Beyrouth, beaucoup de chrétiens qui venaient de cette région, comme l’ancien gardien de mon immeuble, ils m’ont raconté les choses telles qu’ils les avaient vécues, de l’intérieur.

Je ne suis jamais allé en Irak, mais, pour raconter cette oasis dans le désert, pour que ça tienne la route, je me suis servi de Google Earth, j’ai trouvé un lieu, une plantation, au bord d’une rivière qui se jetait dans le Tigre, quasiment à l’endroit où je situe mon oasis de fiction. J’ai cherché des photos de cette plantation, pour la restituer avec davantage de précision… Et, pour l’anecdote, je me suis alors aperçu qu’il y avait un pont en fer, à cet endroit. Avant cette découverte, mes personnages passaient sans arrêt du nord au sud sans encombre parce que je n’avais pas réfléchi qu’il leur fallait forcément traverser cette rivière. J’ai donc ajouté un pont en fer, ce qui a légèrement modifié certains dispositifs narratifs. Autre chose encore : il était indispensable pour la vraisemblance que j’aie une idée précise de la chaleur, de l’humidité, des bruits et des parfums des lieux, pour que le réel soit réel et pas juste un machin orientalisant. Mais c’est assez difficile de décrire un lieu si on ne l’a pas visualisé, éprouvé par la peau, les narines… J’ai donc fait quelques recherches pour cela, j’ai surtout interrogé avec insistance mes interlocuteurs irakiens, et mon gardien d’immeuble de l’époque aussi, sur les bruits et les odeurs. Sur la possibilité par exemple qu’il y ait des grillons là-bas, ou des melons… bizarrement, mon gardien ne se souvenait plus des grillons, ou n’a pas compris ce que je lui demandais. Mais des melons, si, évidemment.

Un des fils du roman, c’est la question de l’intentionnalité…

L’homme n’aime pas le non-sens, il n’aime pas que l’Histoire soit complètement erratique. Il faut que les événements soient lisibles, qu’il y ait un responsable, quelqu’un qui pilote le monde, qui sait où l’on va et qui nous y conduit. C’est ça, l’intentionnalité, celle que l’on attribuait à Dieu, et qu’on attribue aujourd’hui, souvent, aux grandes puissances, à l’Amérique ou à la Russie ou à la Chine. On peut aussi l’attribuer aux grands mouvements de société, aux forces économiques. Ou alors, quand on est complètement cinglé, à des complots universels, les francs-maçons, les juifs…

Pour prendre l’exemple de l’État islamique et de la prise de Mossoul qui a tout déclenché : toute cette histoire, prétendument planifiée et préparée, m’a toujours semblé être simplement l’effet d’un incroyable coup de chance de Daech et d’une terrible incompétence de l’armée irakienne. Je suis intimement persuadé que les islamistes ne pensaient qu’à une simple action contre la ville, et voilà que, divine surprise, elle leur est tombée entre les mains et que le monde entier a failli alors sombrer dans le chaos.

On a dit aussi, beaucoup, qu’un des plans de l’État islamique était d’envoyer des vagues de réfugiés en Europe, pour déstabiliser les pays européens, provoquer des réactions de rejet xénophobes et, partant, des conflits qui auraient abouti à un grand « affrontement de civilisations ». Tu parles d’un plan, il n’y avait aucun plan, tout ça s’est produit parce que la situation en Irak a été mal gérée par tous les protagonistes, ce qui a profité aux extrémistes. Mais ça a été, tout du long, décrit par les analystes comme un plan minutieusement préparé. Parce que l’analyste politique, autant que l’historien, a besoin de trouver de la cohérence et de la logique, donc de la planification, dans ce qui n’en a pas.

Dernière oasis : entretien avec Charif Majdalani

Votre hypothèse est intéressante, mais extrêmement pessimiste. Cela peut-il être lié à l’endroit d’où vous regardez les choses, le Liban ?

Peut-être, mais pas seulement. Et puis comment ne pas être pessimiste quand on regarde aujourd’hui les sociétés occidentales et qu’on voit combien elles sont portées par des instincts suicidaires, très à l’écoute de démagogues capables de porter un coup fatal aux démocraties. Vous dites que je suis pessimiste, or je dis quand même que la démocratie est une des constructions les plus extraordinaires à laquelle les humains sont parvenus pour gérer la vie en commun. Il y a d’autres moments où les acteurs de l’Histoire ont réussi des choses fantastiques, la réconciliation franco-allemande, le plan Marshall… Il y a de temps à autre des hommes qui ont une vision claire du bien collectif, et qui la mettent en œuvre, et ça marche.

Peut-être qu’être né dans un pays particulièrement balloté par l’Histoire me conduit à avoir un regard moins optimiste sur le reste du monde, sur l’incroyable désordre des décisions prises par ceux qui nous gouvernent. Quand on voit les dégâts inouïs causés par les États-Unis, la plus grande puissance du monde, en Irak, en Afghanistan… Qu’après tout cet argent dépensé, tous ces morts, on se retrouve dans la même situation qu’avant 2001, ça contredit totalement l’idée de planification efficace, de capacité de décisions précises et à long terme. Cela favorise l’idée de l’incompétence, de l’imprévoyance, de la navigation à vue, donc de l’entropie et du désordre, plutôt que de l’intentionnalité…

Pourquoi dites-vous que notre vision du monde est façonnée par la fiction ?

Plus précisément, je dis que notre imaginaire est toujours structuré par la fiction, et en particulier aujourd’hui par les séries d’espionnage et les thrillers, qui donnent en permanence l’impression qu’il y a une intentionnalité, le plus souvent malveillante, dans tout ce qui se produit. La façon dont beaucoup de gens regardent la politique et les affaires du monde est très influencée par ces séries, et donc par cette vision de la géopolitique où de grandes puissances, et surtout les forces du mal, ont d’extraordinaires capacités d’intention et de planification afin de dominer le monde.

Il y a dans Dernière oasis une incroyable histoire de frises assyriennes démontées, transportées, en partie perdues. Il y avait déjà une histoire de ce genre dans votre Caravansérail (Seuil, 2017). Qu’est-ce que ce thème qui revient ?

C’est vrai, il y a toujours dans mes livres des allusions à des fous qui transportent des cargaisons invraisemblables. Je suis fasciné par les objets insolites qu’on démonte et qu’on emporte, je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être une fascination, que je formule ici pour la première fois, pour des gens qui mélangent l’histoire et la géographie ; qui, à travers des espaces géographiques immenses, transportent des objets liés à l’histoire d’un lieu très précis. L’histoire qui se promène dans la géographie, c’est sans doute ça qui me plaît…

Un autre thème revient dans presque tous vos livres, les jardins, les vergers d’orangers ou d’abricotiers.

Les vergers de mon premier livre, Histoire de la Grande Maison [Seuil, 2005], étaient liés à la légende familiale qui disait que mon grand-père avait planté des orangers et des clémentiniers sur des terres encore consacrées à la plantation de mûriers. Dans Dernière oasis, les vergers, ou la plantation, c’est plutôt une allusion à l’Éden, le lieu hors de tout espace – et de toute géographie, comme le définissait le poète libanais Georges Schéhadé (« il y a des jardins qui n’ont plus de pays »). Ce qui m’a intéressé, c’est que ces vergers, dans l’imaginaire du personnage d’un général un peu toqué, sont les derniers vestiges du Paradis de la Bible, dont on a l’habitude de dire que la description a été influencée par les jardins antiques de cette région. Et ce personnage rêve de les replanter, de les faire revivre au lieu de ce désert. Mais ce qui m’importait, plus que le jardin lui-même, c’était le paysage autour, le désert et les montagnes du Kurdistan. Parce que ces montagnes sont un très fort symbole de l’immobilité du monde, ce sont d’immenses paysages immuables, et qui ont été les témoins d’innombrables civilisations qui sont passées et ont aujourd’hui disparu.

Vous-même, avez-vous un jardin ?

Je n’en avais pas, mais un de mes fantasmes a toujours été d’en avoir un, d’acquérir une terre et de la planter. Je suis comme nombre de Beyrouthins, membres des familles chrétiennes orthodoxes en particulier, profondément citadins et qui n’ont aucun terroir en montagne, aucune terre ancestrale ou familiale vers laquelle se tourner, contrairement aux membres des autres communautés, souvent issues des montagnes, justement. Mais mon rêve d’acquérir une terre est longtemps resté lettre morte. Avec la crise financière, il a fallu absolument sortir notre argent des banques, nous nous sommes alors dit, ma femme et moi, que c’était le moment où jamais. Nous avons acheté un terrain à la montagne sur lequel nous sommes en train de commencer quelques plantations. Un rêve qui se réalise, à la faveur, hélas, de la crise.

Propos recueillis par Natalie Levisalles


En attendant Nadeau a rendu compte de L’empereur à pied et de Des vies possibles de Charif Majdalani.

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