Depuis Qui a tué Roger Ackroyd ?, son premier livre paru dans la collection « Paradoxe » des éditions de Minuit (1998), une part du projet de Pierre Bayard consiste à prendre le rôle d’un détective mettant en évidence les faiblesses de la version devenue officielle à partir de cas tirés de la littérature. Sa démarche est fondée sur l’idée qu’il peut être fructueux de souligner les contradictions et les invraisemblances de cette version officielle, puis de les creuser jusqu’à identifier ce qu’elles cachent et révèlent. Pierre Bayard poursuit ses contre-enquêtes avec Œdipe n’est pas coupable.
Pierre Bayard, Œdipe n’est pas coupable. Minuit, coll. « Paradoxe », 192 p., 16 €
L’entreprise paradoxale de Pierre Bayard a quelque chose du fil d’araignée, une conjonction d’extrême fragilité et de robustesse. Qui a lu la plupart de ses livres a été confronté à cette alternance : dans certains cas, la robustesse de l’argumentation impressionne ; dans d’autres, c’est la fragilité de la construction. Sans doute cette différence tient-elle pour beaucoup à ce que le lecteur connaît le mieux.
L’auteur qui s’est posé en rival d’Agatha Christie (jusqu’en 2019 avec La vérité sur « Dix petits nègres ») et de Conan Doyle (en 2008 avec L’affaire du chien des Baskerville) et qui a, de plus, mené une troublante enquête sur l’assassinat du père d’Hamlet (en 2002 avec Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds) devait en venir un jour à Œdipe. C’était d’autant plus inéluctable que la tragédie que Sophocle a consacrée au malheureux roi de Thèbes est souvent présentée comme fondatrice du roman policier, en particulier sous la forme qu’il a prise avec Le meurtre de Roger Ackroyd. Comment en outre oublier que Pierre Bayard se présente comme psychanalyste, une discipline à laquelle le personnage d’Œdipe n’est pas complètement indifférent ? Reste à déterminer si déclarer Œdipe non coupable revient à tuer en lui la figure du père de la psychanalyse qu’il a incarnée, ou au contraire à le sauver – mais de quoi ?
L’ouvrage refermé, son lecteur demeure intrigué par l’absence de réponse à une question que Bayard ne pose pas, mais que l’existence de pareil livre pose : pourquoi vouloir qu’Œdipe ne soit pas coupable ? Il faut d’ailleurs admettre que la solution proposée cette fois (et que l’on ne va pas dévoiler ici !) n’innocente pas tout à fait le fils et mari de Jocaste. D’une certaine manière, la non-culpabilité d’Œdipe est une évidence admise de longue date, puisqu’il est acquis qu’il a tout fait (ou cru faire) pour éviter de commettre la double faute annoncée par l’oracle. Selon nos normes de la culpabilité, Œdipe n’en relève pas. Et pas non plus selon celles des Anciens, dont la logique judiciaire différait sensiblement de la nôtre.
De manière générale, les contemporains de Sophocle ne s’interrogeaient pas sur la culpabilité. Cette notion venue du christianisme leur était étrangère. Bayard ne nie d’ailleurs pas qu’Œdipe ait bel et bien tué un homme en âge d’être son père, ni qu’il ait épousé sa mère. Objectivement, les faits parlent contre lui. Du point de vue des Grecs d’alors, il ne s’agit nullement de savoir s’il est ou non coupable – et de quoi au juste – mais de constater que Thèbes est souillée par un meurtre impuni, celui de Laïos. L’oracle dit en substance qu’il faut identifier le porteur de cette souillure, que l’on dit en grec « miasma », et l’éliminer (au sens littéral de rejeter à l’extérieur). Ce que révèle l’enquête menée par le roi Œdipe n’est pas sa culpabilité ; elle montre plutôt le fait qu’il est le porteur de la souillure, le miasme, celui donc qu’il faut exclure. C’est d’ailleurs pourquoi il ne se tue pas : ce serait ajouter une nouvelle souillure. Puisqu’il est le miasme, il doit partir ; son départ débarrassera la ville de la malédiction que faisait porter sur elle la souillure non lavée.
Que Sophocle ne fasse pas d’Œdipe un coupable, il en donne une preuve en composant Œdipe à Colone, l’ultime chef-d’œuvre de l’époque tragique des Grecs. Désormais aveugle comme les devins, Œdipe n’y apparaît pas comme un réprouvé. Thésée l’accueille à Athènes, persuadé qu’en agissant ainsi il va porter bonheur à sa cité. Miasme à Thèbes, Œdipe cesse de l’être en arrivant dans le bois de Colone pour devenir celui dont la présence est un bienfait. Si l’on est sensible à cette différence entre souillure et culpabilité, le livre de Bayard paraît obéré par un anachronisme principiel.
En proclamant qu’Œdipe n’est pas coupable, Bayard s’engage à nous indiquer le vrai. Ce qu’il fait, certes, en insistant sur l’énormité de ce qu’il révèle. C’est la règle du jeu et, pour peu que l’on s’en tienne à l’aspect ludique de cette enquête criminelle, on peut applaudir à l’exploit du détective. Si, en revanche, on est sensible à ce qui différencie la pensée grecque antique de la nôtre, on objectera que la solution de l’enquêteur Bayard le mène vers un des fantasmes les plus typiques de notre époque à nous, fantasme qui était loin de susciter chez les Anciens une horreur aussi grande.
Sur un point de détail, Bayard reprend à son compte un anachronisme hélas propagé par nombre d’interprètes – quand il parle de « peste » à Thèbes. Ni le mot « loimos » ni son équivalent latin « pestis » ne désignent la maladie causée par le bacille de Yersin. La traduction la moins fausse serait « épidémie », quoiqu’elle soit encore trop moderniste. On ne pourrait dire « peste » qu’en pensant à l’usage de ce mot pour qualifier une personne insupportablement désagréable. Rétrospectivement, les historiens de la médecine peuvent dire que la « peste d’Athènes », qui tua Périclès et dont Lucrèce a donné une description impressionnante, devait être un typhus. Et que la « peste » qui ravagea l’Empire romain sous Marc Aurèle pourrait avoir été une variole. Le poète tragique ne prétendait pas disposer des connaissances médicales d’un pastorien. Il ne dresse pas un tableau clinique du mal qui frappe Thèbes, insistant surtout sur la stérilité généralisée, de la terre comme des personnes. Comme d’ailleurs au début de l’Iliade, les symptômes évoqués par le poète ne sont pas ceux de la maladie que nous appelons « peste ».
Cet anachronisme-là n’est qu’un détail sans conséquence dans le livre de Bayard. Il a le mérite d’être plus facile à faire comprendre que celui, fondamental, qui tient au projet même de cette enquête : contre-enquêter sur le meurtre commis par Œdipe. Dès lors qu’Œdipe a les pieds percés, il est invraisemblable qu’il ait pu à lui seul tuer une demi-douzaine d’hommes armés ; lui-même d’ailleurs n’a jamais dit que ses victimes de ce jour-là étaient aussi nombreuses. Il est invraisemblable qu’une femme qui a eu quatre enfants d’un homme ne se soit jamais interrogée sur l’origine de l’infirmité due à l’état de ses pieds et inscrite dans son nom personnel. Il est invraisemblable qu’elle ait pu ne pas la remarquer ni se souvenir de ce qu’elle avait fait du bébé né de Laïos et des traces que cela avait pu laisser. Sans doute. Mais peut-on en déduire qu’elle fait preuve d’une mauvaise foi révélatrice d’un lourd secret qu’elle tenterait de conserver celé ?
Bayard a beau jeu d’énumérer les invraisemblances et contradictions qui, de fait, abondent dans cette pièce. Mais la manière dont il s’efforce de les faire parler (au sens de l’interrogatoire policier) présuppose une conception restrictive de la vérité qui n’était pas celle des Anciens, tant pour des motifs psychiques que pour des raisons philosophiques. Sans doute le sait-il, quitte à se délecter du piment que ces anachronismes en cascade ajoutent à un jeu intellectuel qu’il pratique avec brio depuis des années.
On pourrait toutefois se demander s’il ne s’agit vraiment que d’un jeu gratuit. L’existence même de la vingtaine d’ouvrages précédents incite à penser que ce jeu ne se réduit pas à une partie de plaisir, quelque valeur que l’on accorde au plaisir. Le lecteur avoue qu’il en a pris cette fois moins que précédemment. Le magicien l’a un peu déçu. Il attend donc avec une gourmande impatience le prochain Bayard.