Roberto Calasso, la littérature absolue

Roberto Calasso nous a quittés le 28 juillet dernier, à l’âge de quatre-vingts ans. L’auteur de La ruine de Kasch et de La folie Baudelaire (traduits, entre autres ouvrages, par Jean-Paul Manganaro, en 1987 et 2011, aux éditions Gallimard) nous laisse en héritage deux bibliothèques extraordinaires : la sienne, celle de l’écrivain né en 1941 à Florence, vingt-trois livres publiés ; et celle qu’il a pu constituer par ses fonctions dans la mythique maison d’édition Adelphi. En attendant Nadeau rend hommage à ce monument de la littérature italienne.


Roberto Calasso, Le chasseur céleste. Trad. de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Gallimard, 576 p., 24 €


C’est d’abord comme éditeur que Roberto Calasso s’est fait connaitre. À l’âge de vingt ans, inspiré par la figure et le génie de Roberto Bazlen (à qui il consacrera un de ses derniers livres, Bobi, non encore traduit en français), il rejoint Luciano Foà et Roberto Olivetti dans l’aventure de l’édition. Ensemble, ils vont créer Adelphi en 1962. Calasso en deviendra directeur éditorial en 1971, puis administrateur délégué en 1990, et président de 1999 à sa mort. Le nom de baptême de la maison est extrêmement significatif (ἀδελφοί veut dire « frères solidaires ») car il s’en dégage déjà une déclaration d’intention forte et puissante : les liens affectifs, la famille, avant même la logique froide (pas très solidaire) de l’entreprise. Ce nom grec témoigne aussi implicitement d’une vertu de Calasso, une qualité qu’il préservera jusqu’à la fin de ses jours, à savoir sa capacité à tisser des liens ou des « solidarités mystérieuses » (comme le dit un titre de Pascal Quignard), entre ses deux bibliothèques et ses deux activités.

Le chasseur céleste : Roberto Calasso, la littérature absolue

Roberto Calasso © Catherine Hélie/Gallimard

En parallèle à l’édition, ou mieux encore en dialogue avec elle, Calasso traduit des ouvrages de Nietzsche, Karl Kraus, Ignacio de Loyola, Kafka, tout en faisant de la critique littéraire (il écrit des postfaces à Robert Walser, Frank Wedekind, Max Stirner et Daniel Paul Schreber). À ce dernier, il consacre son premier livre, Le fou impur (1974), un texte inclassable qui rend hommage aux Mémoires d’un névropathe de Schreber (président de chambre à la cour d’appel de Dresde qui fut interné dans différents asiles entre 1893 et 1903).

Mais Calasso est avant tout l’inventeur d’une œuvre littéraire vaste et originale qu’il a voulu fédérer sous la rubrique de « l’Œuvre sans nom ». Dans cet ensemble de textes, Calasso réunit des thèmes et des temporalités hétérogènes : l’invention fictionnelle cohabite avec de longues citations d’autres auteurs, la philosophie dialogue avec l’histoire, l’art ou l’anthropologie, les mythes de l’Inde védique avec ceux de la Grèce ancienne. La ruine de Kasch (1983) est le premier volet d’une série de onze volumes qui retracent l’origine de cet « innommable actuel » que certains appellent « modernité ». Par la suite et dans cet ordre, on retrouve Les noces de Cadmus et Harmonie (1988), Ka (1996), K. (2002), La rose Tiepolo (2006), La folie Baudelaire (2008), L’ardeur (2010), Le chasseur céleste (2016), L’innommable actuel (2017) et les deux derniers volumes, pas encore publiés en France, Le livre de tous les livres (2019) et La tablette des destins (2020). Tout ce corpus est magistralement traduit par Jean-Paul Manganaro, que l’on peut remercier au passage pour d’autres excellentes traductions de l’italien (Gadda, Calvino, Pasolini, Pirandello, Del Giudice, Consolo, entre autres).

À part ce vaste corpus d’œuvres sans nom, Calasso publie des essais remarquables sur le métier de l’éditeur (L’impronta dell’editore, 2013 ; Como ordinare una biblioteca, 2020) et sur le rapport que la littérature entretient avec le sacré (La folie qui vient des Nymphes, 2012 ; La littérature et les dieux, 2002). Ce dernier est particulièrement intéressant ; on y trouve, dans un chapitre intitulé « Littérature absolue », à la fois le programme d’écriture de Calasso et sa conception de ce qui est la littérature.

Le chasseur céleste : Roberto Calasso, la littérature absolue

En effet, pour l’auteur italien, depuis la fin du XVIIIe siècle (et la naissance de la revue Athenaeum en Allemagne) il s’est produit une « pseudomorphose » entre le religieux et le social, de sorte que la « société » est devenue « le sujet au-dessus de tous les sujets, pour le bien de laquelle tout se justifie ». Le seul espace, néanmoins, qui échappe à cette tyrannie « publicitaire » du social est la « littérature absolue » : « Littérature, parce qu’il s’agit d’un savoir qui se déclare et se prétend inaccessible par une autre voie que celle de la composition littéraire ; absolue, parce que c’est un savoir qui s’assimile à la recherche d’un absolu […] dégagé de n’importe quel lien d’obéissance ou d’appartenance, de n’importe quelle fonctionnalité par rapport au corps social ». En somme, pour Calasso, la littérature est l’espace de résistance contre le social, un espace d’autonomie habité par une secte « de séraphins orgueilleux » : les écrivains qui restent en contact avec le divin, c’est-à-dire qui maintiennent vivante la flamme du sacré.

Cette idée ou cette « cosmovision » de la littérature, on la retrouve dans la métaphore du « chasseur céleste », titre du dernier roman de Calasso traduit en français, paru en 2016 en Italie. La chasse, qui présuppose le sacrifice, est un thème central pour Calasso ; elle représente le moment où l’homme subvertit l’ordre cosmique, en tuant les animaux dont il avait auparavant subi le pouvoir. L’écrivain est ce « chasseur céleste » qui suit « l’animal-guide » : « On écrit un livre quand s’est précisé en nous quelque chose que l’on doit découvrir. On ne sait ni ce que c’est ni où c’est, mais on sait qu’on doit le trouver. Alors on commence la chasse. On commence à écrire ». L’écriture est pour Calasso l’expérience de ce mystère qui était la chasse au temps du « Grand Corbeau », quand les animaux « n’étaient pas nécessairement des animaux » car « il pouvait se trouver qu’ils fussent des animaux, mais aussi des hommes, des dieux, les seigneurs d’une espèce, des démons, des ancêtres ».

Le chasseur céleste : Roberto Calasso, la littérature absolue

De ce « règne de la métamorphose », où l’invisible était encore visible, surgit l’œuvre, dérivée d’un sacrifice (« là où l’animal a été tué, surgit l’œuvre », écrit Calasso). Mais il se peut que l’animal-guide disparaisse ; il convient alors de faire la différence « entre les œuvres où l’animal-guide est tué et celles où il disparaît ». Chez Balzac, par exemple « l’animal est tué ». Au contraire, chez Baudelaire, « il avance sur l’étendard ».

La simplification est injuste, mais elle témoigne bien de cet esprit radical. Comme Borges, avec qui il partageait beaucoup de choses, Calasso pensait que la solution du mystère était toujours inférieure au mystère même (de là sa critique de l’Homo sæcularis, incapable, selon lui, de saisir le divin). Comme Borges et d’autres de ses idoles littéraires, on peut imaginer Calasso en train de chasser son animal-guide sans aucune intention de l’attraper…

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