Une nouvelle guerre froide

Alors que la Chine durcit sa rhétorique nationaliste et multiplie les provocations militaires sur ses frontières, notamment dans le détroit de Taïwan, le dernier ouvrage de Jean-Pierre Cabestan, Demain la Chine : guerre ou paix ?, apporte un éclairage bienvenu sur les conflits potentiels que pourrait provoquer l’empire du Milieu.


Jean-Pierre Cabestan, Demain la Chine : guerre ou paix ? Gallimard, 288 p., 22 €


La propagande chinoise ne trompe plus grand monde sur la scène internationale. La rhétorique de « l’ascension pacifique » et du développement « gagnant-gagnant » ressassée par Pékin est aujourd’hui démentie par son agressivité diplomatique et ses gesticulations militaires. Rivalité stratégique avec les États-Unis, tensions avec le Japon autour des îles Senkaku, prétentions territoriales en mer de Chine, accrochages militaires sur la frontière indienne, menaces sur Taïwan et son détroit… Les risques de conflit ouvert n’ont jamais été aussi nombreux.

La tonalité générale des publications sur la Chine se fait d’ailleurs l’écho de l’inquiétude croissante suscitée par l’attitude belliqueuse de Pékin. En quelques semaines ont ainsi paru, rien qu’en France, ce livre de Jean-Pierre Cabestan, mais aussi un autre de Pierre-Antoine Donnet, ancien correspondant de l’AFP à Pékin (Chine, le grand prédateur, L’Aube) ainsi qu’un rapport de l’IRSEM intitulé Les opérations d’influence chinoises.

Dans ce contexte volatil et passablement anxiogène, l’approche pédagogique de Jean-Pierre Cabestan, spécialiste du système politique chinois et des relations Chine-Taïwan, permet une analyse dépassionnée de la situation. Le chercheur se penche successivement sur les diverses zones de tension : Taïwan, les îlots en mer de Chine méridionale, les îles Senkaku et la frontière indienne. Pour chacune, il apporte d’abord un éclairage historique, qui permet de mieux comprendre les revendications des différents protagonistes. Un rappel particulièrement utile dans le cas de la mer de Chine, qui voit six États revendiquer des bouts de terres émergées, et six autres tenter d’y faire respecter la liberté de navigation.

Demain la Chine : guerre ou paix ?, de Jean-Pierre Cabestan

L’auteur se livre ensuite à un minutieux inventaire des forces militaires en présence et des différentes alliances qui régissent les relations des pays impliqués. C’est parfois un peu fastidieux, notamment pour les non-spécialistes des missiles intermédiaires de type DF-26, des missiles intercontinentaux de type DF-31AG, ou encore des « frégates de l’APL de type Jiangkai repeintes en blanc ». Mais cela a le mérite de la précision et les férus d’armement y trouveront leur compte.

Vient enfin l’analyse des risques de confrontation directe dans chacune de ces zones, avec une présentation des différents scénarios possibles et une évaluation de leur probabilité. Même si l’hypothèse d’affrontements armés n’est jamais totalement exclue, Jean-Pierre Cabestan ne croit pas à un scénario catastrophe qui conduirait inexorablement à un affrontement entre la Chine et les États-Unis. Selon lui, les deux pays peuvent éviter le « piège de Thucydide », qui voudrait qu’une transition de puissance débouche presque inévitablement sur un conflit entre la première puissance mondiale du moment et une puissance émergente rivale. « L’on n’assiste donc pas à une transition de puissance, mais plutôt à l’instauration d’une nouvelle bipolarité, caractérisée par une asymétrie, à mon sens, durable », précise-t-il.

Surtout, la Chine semble pour l’instant privilégier l’exploitation des « zones grises » plus que la force militaire pour pousser son avantage. Dans le cas taïwanais, Jean-Pierre Cabestan évoque notamment le recours massif aux cyber-attaques (Taïwan en a subi 200 millions en 2018 !) et à la désinformation, et il mentionne la stratégie de « front uni » déployée par la Chine pour tenter d’influencer la population taïwanaise en sa faveur. Sur ce sujet, à peine effleuré par l’universitaire, le rapport de l’IRSEM propose une analyse très détaillée du fonctionnement du Front uni, de ses acteurs et de ses modes opératoires, avec une étude spécifique du cas de Taïwan.

Quels que soient les moyens employés, forces militaires ou stratégie d’influence, la Chine est clairement en train de tester les limites de la communauté internationale, et des États-Unis en particulier. Les incursions d’avions militaires chinois dans la zone de défense aérienne taïwanaise n’ont jamais été aussi nombreuses : 380 en 2020, plus de 600 depuis janvier 2021, avec une activité record début octobre. Sur la frontière indienne, des hommes sont morts en 2020 lors d’affrontements militaires : ce n’était pas arrivé depuis 1975. Début 2021, la Chine a promulgué une loi autorisant ses garde-côtes à faire usage de leurs armes en cas de violation ou de « menace imminente de violation » de ce que Pékin considère comme ses droits souverains. En mer de Chine méridionale, cette loi est synonyme de risques accrus d’incidents militaires.

Alors, guerre ou paix ? « Guerre improbable, paix impossible », répond Jean-Pierre Cabestan en reprenant la formule de Raymond Aron sur la guerre froide. L’universitaire prédit « l’émergence d’une nouvelle guerre froide assez différente de la première » : espionnage et compétition idéologique seront de la partie, mais dans un contexte d’interdépendance économique et de course aux nouvelles technologies qui n’existait pas dans la seconde moitié du XXe siècle.

« La Chine peut-elle gagner cette guerre froide d’un nouveau type ? », s’interroge Jean-Pierre Cabestan en conclusion. Pour répondre à cette question, le chercheur sort de sa réserve et appelle l’Europe, malgré sa « relative impuissance à peser […] sur les rapports de force dans le monde », à se positionner fermement face à la Chine. « Il ne s’agit pas pour nous d’abandonner notre politique d’engagement », souligne-t-il, « mais il est primordial pour nous de rendre cet engagement plus sélectif, plus conditionnel, c’est-à-dire de constamment l’ajuster en fonction du comportement de Pékin à notre endroit et de nos intérêts ». Ainsi, l’Union européenne devrait selon lui mieux protéger son économie et ses technologies, exclure Huawei de la 5G, faire passer davantage de bateaux de guerre dans le détroit de Taïwan, réduire sa dépendance économique à l’égard de la Chine, notamment dans les secteurs stratégiques. Elle devrait aussi réaffirmer son engagement aux côtés des États-Unis : « en dépit des divergences que nous pouvons avoir avec les Américains, nous sommes leurs alliés et partageons leurs valeurs. Il n’est donc pas question pour nous d’adopter une quelconque position de neutralité ou même de médiateur entre les deux grandes puissances ». La crise des sous-marins qui vient de tendre les relations entre la France d’un côté, les États-Unis et l’Australie de l’autre, ne devrait pas inciter à modifier cette prise de position.

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