Paul Ricœur (1913-2005) a légué sa bibliothèque et ses archives à la bibliothèque de la faculté de théologie protestante de Paris. C’est l’origine du « fonds Ricœur », que le philosophe, par testament, avait doté d’un comité chargé de veiller sur son éventuel destin éditorial. Comme souvent, Ricœur faisait la distinction entre textes relativement contrôlés et interventions orales dont il interdisait la publication. Avec son principal éditeur, le Seuil, il avait réuni trois volumes de textes de diverses origines intitulés « lectures ». C’est dans cette même logique que le Seuil, sous la direction de ce comité éditorial, a entamé en 2008 une nouvelle série de volumes, placée sous l’appellation « Écrits et conférences ». Voici le dernier paru, le cinquième numéro, centré sur la religion.
Paul Ricœur, La religion pour penser. Écrits et conférences 5. Seuil, coll. « La couleur des idées », 441 p., 26 €
Cette série ne reprend pas exactement la structure des « lectures », lesquelles commençaient par la question politique, s’aventuraient ensuite dans « la contrée des philosophes » et s’achevaient sur les marges de la philosophie, c’est-à-dire déjà sur les rapports entre la philosophie et ses « autres », en particulier la théologie. Écrits et conférences s’ouvre sur une question qui a passionné Ricœur, celle de la psychanalyse (Autour de la psychanalyse, 2008). Le deuxième volume était consacré au thème central de la pensée du philosophe, celui de l’herméneutique (Herméneutique, 2010). En 2013 paraissait Anthropologie philosophique ; en 2019, des textes davantage tournés vers l’actualité politique et sociale (Politique, économie et société).
Le titre de ce cinquième volume, La religion pour penser, n’est évidemment pas de Ricœur, mais il est bien dans l’esprit de l’auteur de la célèbre formule-titre d’un article de 1959, « Le symbole donne à penser ». Il peut s’entendre de diverses façons : avoir la religion pour penser (comme d’autres auraient la poésie) ou avoir besoin (l’expression « s’appuyer sur » est employée) de la religion pour penser. On peut citer en le paraphrasant ce que Ricœur écrivait dans l’article : la religion donne un sens, ce qu’elle donne, « c’est à penser, de quoi penser. À partir de la donation, la position ».
Il ne s’agissait pas pour l’auteur de Temps et récit de confondre philosophie et « religion ». Notoirement chrétien, il s’est expliqué à de nombreuses reprises sur sa conception des relations de la philosophie avec les diverses expressions du religieux – de même que son contemporain Emmanuel Levinas avait distingué soigneusement son œuvre talmudique de son travail philosophique. Proclamant l’autonomie de la philosophie, Ricœur n’en prend pas moins au sérieux « certains problèmes [qui] se situent au point d’intersection, là où le religieux dans le même temps opère en relation à la philosophie comme une source et est assumé par elle comme un thème » (« Réponse à David Stewart », L’herméneutique biblique, Cerf, 2001). Dialoguant avec le philosophe Christian Bouchindhomme qui lui reproche de « chercher une ontologie capable de garantir la vérité du sens » et de faire jouer le logos biblique comme « substitut de cette ontologie introuvable », Ricœur insistera sur le fait qu’il n’a « jamais tu les présupposés de sa philosophie », ni « la manière dont s’entrecroisent foi en Dieu et anthropologie philosophique » (Temps et récit de Paul Ricœur en débat, Cerf, 1990).
Ricœur a refusé d’être enfermé dans l’alternative du chrétien faux philosophe parce qu’apologiste de ses présupposés, ou du philosophe, chrétien insincère parce que critique par méthodologie. Il a loyalement interrogé le langage religieux, tenté de discerner les conditions de sa signification s’il tient à dire quelque chose, comme il a scruté les conditions de la vie de ce qui serait « justifié par la foi ». Guidé par la thématique kantienne du sens, comme le lui reprochera Claude Lévi-Strauss dans ce qu’on a appelé ensuite la « querelle du sens » (Esprit, novembre 1963), méthodologiquement armé par l’herméneutique, Ricœur a construit peu à peu une doctrine de l’agir, point central autour duquel tourne toute son œuvre, de Philosophie de la volonté à Temps et récit, qui n’a jamais été sans contrepoints théologiques par lesquels le philosophe s’employait à se comprendre comme croyant, répondant à un appel entendu à travers le texte biblique.
Le volume 5 des Écrits et conférences est constitué de plusieurs communications prononcées à l’occasion des colloques Castelli à Rome. Titulaire de la chaire de philosophie de la religion à la Sapienza, la prestigieuse université de Rome, Enrico Castelli (1900-1977) avait inauguré à partir de 1961 des rencontres de philosophie de la religion. Paul Ricœur s’y rendra vingt-deux fois, ce qui fait de lui le philosophe français le plus assidu à ces colloques [1]. Un de leurs thèmes majeurs concerne les conditions de possibilité du « religieux » dans le monde moderne. Thématique qui convient parfaitement à un philosophe ayant placé au cœur de sa pensée la question de l’autocompréhension du sujet humain, en faisant le détour par un dialogue serré avec les sciences humaines, la linguistique, la psychanalyse, l’histoire et les sciences des religions. Deux textes du recueil témoignent à la fois de la participation active de Ricœur aux colloques Castelli et de la conformité de ceux-ci avec ses propres préoccupations : « L’herméneutique de la sécularisation » et « Théonomie et/ou autonomie ». Dans le premier, il montre comment la foi participe également de l’idéologie et de l’utopie, c’est-à-dire d’une tradition (plus riche et plus complexe qu’une « identité ») et d’une espérance ; dans le second, il discute les doctrines les plus récentes de l’autonomie humaine (Habermas, Karl-Otto Apel) en retournant à Kant et à l’affirmation paradoxale d’une autonomie humaine ayant besoin d’être restaurée dans sa capacité.
Ce dernier terme désigne un autre intérêt de cet ouvrage, à savoir la façon dont Ricœur renouvelle la thématique ancienne en théologie de l’homme capax Dei, c’est-à-dire de l’homme ouvert à des possibilités dépassant sa finitude. Il ne l’aborde pas en théologien, mais dans le cadre de son anthropologie philosophique, façon de ne pas abandonner ce qui faisait l’objet de ses premiers travaux (Philosophie de la volonté, 1950-1960) ; il ne l’aborde pas de front puisque son attention s’arrête, si l’on peut dire, sur le capax en omettant le Dei, sans pour autant le récuser mais en voulant rester philosophe. La question est ici de savoir si Ricœur a pris la mesure de l’apparition d’un nouveau concept de finitude promu par des penseurs comme Heidegger, Foucault, mais aussi Bataille ou encore le regretté Jean-Luc Nancy, ne se définissant plus par rapport à l’infini, cessant d’être interprété comme limite, mais au contraire comme ouverture. Face à cette nouvelle finitude, Ricœur réplique, en kantien fidèle, qu’elle ignore ou feint crânement d’ignorer la question du mal radical qui nous sépare de notre authentique capacité d’agir selon la bonté et ne dit rien d’une possibilité collective de « délivrer cette bonté ».
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Voir « 50 ans de philosophie française aux colloques Castelli », Transversalités, 2012, n° 2.